COCAÏNE, mis en scène par Frank Castorf

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COCAÏNE, mis en scène par Frank Castorf

Le 15 Avr 2004
COCAÏNE de Pitigrilli, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2004. Photo Thomas Aurin.

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COCAÏNE de Pitigrilli, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2004. Photo Thomas Aurin.
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« NOUS REGARDONS ce monde qui caresse notre désir d’ordre et de moral­ité puis nous nous ren­dons compte que ce puri­tanisme, ce sys­tème basé sur une forme d’ordre idéologique et religieux du cap­i­tal­isme, est troué comme une pas­soire par l’irrationalité, la vio­lence et les pul­sions sex­uelles. » 

Ce con­stat a amené Frank Cas­torf à choisir des auteurs engagés, enragés et courageux comme com­pagnons de tra­vail, s’appuyant sur eux pour creuser son sil­lon, pour dévelop­per une dou­ble con­fronta­tion : avec lui-même en revendi­quant un théâtre pro­fondé­ment auto­bi­ographique, et avec la com­plex­ité du monde pour éclair­er les rap­ports de force idéologiques, poli­tiques, économiques et soci­aux aux­quels nous sommes con­fron­tés en ce début de XXIe siè­cle. Après Dos­toïevs­ki, O’Neill, Ten­nessee Williams, Boul­gakov…, il s’intéresse à l’auteur ital­ien ( jamais traduit en français) Pit­i­gril­li et à son roman COCAINA.

COCAINA est l’un des quar­ante ouvrages de cet auteur (né en 1893, de son vrai nom Dino Seg­ré), pub­liés entre 1920 et 1975. Il fait par­tie d’une pre­mière série de pub­li­ca­tions aux titres aguichants, coquins et sul­fureux : MAMMIFÈRES DE LUXE, LA CEINTURE DE CHASTETÉ, OUTRAGE À LA PUDEUR, LA VIERGE DE 18 CARATS, qui ont fait de ce jour­nal­iste de pro­fes­sion un auteur à la répu­ta­tion incan­des­cente avant qu’il ne change de style à par­tir des années trente ( il dévelop­pera alors un scep­ti­cisme laïque) pour ter­min­er, après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, par un retour aux valeurs du catholi­cisme tra­di­tion­nel. Romans, nou­velles, mémoires, apho­rismes et poèmes con­stituent une œuvre dont Umber­to Eco dira qu’elle est tout à la fois « agréable, savoureuse, rapi­de et foudroy­ante ». Très proche de la lit­téra­ture « de gare » à la française, type Mau­rice Deko­bra et sa MADONE DES SLEEPINGS, tou­jours rangée dans le ray­on « enfer » des bib­lio­thèques famil­iales de la bour­geoisie cul­tivée européenne, l’œuvre de Pit­i­gril­li fut traduite en Alle­magne dès les années vingt ( COCAINA fut même inter­dit aux moins de 18 ans jusqu’en 1988…).

Poli­tique­ment con­tro­ver­sé, Pit­i­gril­li reçut le sou­tien de Mus­soli­ni qui lui écrira : « Vous n’êtes pas un écrivain ital­ien, vous êtes un écrivain français qui écrit en ital­ien », ajoutant : « Pit­i­gril­li n’est pas un écrivain immoral, il pho­togra­phie son époque. Si la société est cor­rompue, ce n’est pas de sa faute. » Il fut cepen­dant inter­dit par la cen­sure qui offi­cielle­ment le con­sid­érait comme un opposant aux valeurs morales et idéologiques mis­es en avant par le régime fas­ciste et dut s’exiler en Suisse après l’adoption des lois anti­sémites en 1938, ce qui n’empêcha pas les résis­tants anti-fas­cistes de l’accuser d’avoir été mem­bre de l’O.V.R.A., la red­outable police secrète fas­ciste.

Toute son œuvre est empreinte d’une froideur ironique, scep­tique et dis­tan­ciée, cul­ti­vant les para­dox­es, d’un esprit cor­rosif en lutte con­tre tous les faux-sem­blants. Admi­ra­teur de Voltaire, Bar­busse, Wilde et flaubert, ce provo­ca­teur avait pour devise : « À la bêtise de mon par­ti je préfér­erai tou­jours l’intelligence du par­ti adverse. » Son roman COCAINA racon­te, en qua­torze chapitres, l’histoire de Tito Arnau­di, étu­di­ant en médecine de Turin, qui, ayant arrêté ses études, vient vivre à Paris, la mod­erne Baby­lone des années vingt. Instal­lé dans un hôtel borgne de Mont­martre, il s’incruste dans la vie de bohême jusqu’au jour où il devient, par hasard, jour­nal­iste. Son rédac­teur en chef lui con­fie un reportage sur « la cap­ti­vante coco » et sur le milieu des cocaïno­manes. Son arti­cle est un suc­cès, il gagne beau­coup d’argent et s’installe dans un grand hôtel de la place Vendôme. Com­mence alors pour lui « la bohême chic », entre « mess­es blanch­es » et par­touzes las­cives, inter­rompues par la rédac­tion de quelques arti­cles, la vie super­fi­cielle et décalée d’un jour­nal­iste mondain qui plonge dans la drogue et perd « toute pudeur et toute volon­té ». Ayant retrou­vé une ex-maîtresse turi­noise, Mad­dale­na, secré­taire stén­odacty­lo dev­enue danseuse mondaine sous le nom de Maud, il mène une vie de débauche entre elle ( qui se pros­titue rel­a­tive­ment facile­ment pour de l’argent ou pour le plaisir) et une richissime Arméni­enne, mar­iée à un cap­i­tal­iste du pét­role orig­i­naire du Cau­case, qui dépense sans compter pour organ­is­er des par­ties fines, totale­ment « cocaïnées » et « éthérées », où Tito ren­con­tre le gratin de la société intel­lectuelle et cul­turelle parisi­enne. Choi­sis­sant l’amour de Maud qu’il surnomme « sa Cocaïne », il part avec elle en Argen­tine pour une tournée « artis­tique », fréquen­tant tou­jours les milieux inter­lopes, cos­mopo­lites et déver­gondés jusqu’à ce qu’il se lasse d’elle dev­enue « vieille et grosse » à 24 ans… De retour à Turin, il reçoit une let­tre de Maud qui l’invite à la rejoin­dre à Dakar… ce qu’il fait car son amour pour elle est le plus fort. Après une ultime représen­ta­tion du bal­let de Maud « sub­lime- ment belle », ils font l’amour « vio­lem­ment » près de la voie fer­rée où passe à vive allure « le grand express de l’Afrique occi­den­tale ». Tito pro­pose alors à sa Maud- Cocaïne de rester avec elle pour tou­jours à con­di­tion qu’elle ne le trompe plus, ce qu’elle refuse, préférant être seule que de renon­cer aux « plaisirs var­iés » de la chair. Tito revient alors pour la sec­onde fois à Turin et décide de faire un ultime bilan : « J’ai tout essayé dans la vie : l’amour, le jeu, les exci­tants, les hyp­no­tiques, le tra­vail, l’oisiveté, le vol. J’ai vu les femmes de toutes les races et les hommes de toutes les couleurs. Il n’y a qu’une chose que je ne con­nais pas encore : la mort. Je veux la provo­quer…» Il décide donc de se sui­cider mais en lais­sant une part au des­tin qui voudra peut-être le sauver. Il avale donc « des bacilles du typhus » puis con­sulte des médecins dont l’incompétence le fera mourir dans « un bain glacé ».

Œuvre d’un cynique mau­dit et lib­ertin, COCAÏNE est surtout devenu un doc­u­ment his­torique aux relents « véristes » et « d’annunziens ». Le vice y est tou­jours dépeint d’une façon ambiva­lente, à la fois exci­tant et destruc­teur. Pit­i­gril­li cha­touille son lecteur là où ça fait du bien tout en cher­chant à provo­quer le dégoût, dénon- çant ce monde inter­lope et nihiliste mais en dis­til­lant tou­jours un sen­ti­ment d’attrait pour ces inter­dits moraux étalés à pleines pages. Il décrit des per­son­nages qui per­dent leur volon­té et se lais­sent guider unique­ment par leurs sens, glis­sant vers la mélan­col­ie puis le dés­espoir devant une vie inutile où l’homme devient mal­léable, docile et asservi.

De cette matière romanesque ( dont on dit que Fass­binder voulait faire un film juste avant sa mort), Frank Cas­torf a con­servé les pro­tag­o­nistes essen­tiels ( Maud, Tito, l’Arménienne Kala­tan Ter-Gré­go­ri­an, le rédac­teur en chef du jour­nal, l’ami jour­nal­iste) et quelques fig­ures hautes en couleur. Il garde un sem­blant d’intrigue et quelques par­ties dia­loguées du roman, comme un met­teur en scène Petit Poucet qui lais­serait quelques traces, quelques cail­loux aux spec­ta­teurs tout en les entraî­nant dans son pro­pre univers, dans ses pro­pres fan­tasmes, dans son pro­pre délire.

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Jean-François Perrier
Jean-François Perrier est agrégé d’histoire et comédien pour le théâtre et le cinéma. Il a...Plus d'info
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