This is not the end

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This is not the end

Le 23 Avr 2004
PERSONENKREIS 3.1 de Lars Noren, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2000. Photo Arno Declair.

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PERSONENKREIS 3.1 de Lars Noren, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2000. Photo Arno Declair.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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Pre­mière pub­li­ca­tion dans :
40 JAHRE SCHAUBÜHNE BERLIN,
Édi­tion The­ater der Zeit, Berlin 2002.

LE METTEUR EN SCÈNE Thomas Oster­meier et son ate­lier de généra­tions « libéra­tion ! ». La réponse à la ques­tion de savoir ce qui le pousse sort comme un boulet. Suiv­ie de ce rire clair, à demi étouf­fé. Embar­rassé, juvénile, sere­in ? Tout à la fois. Parce que le mot est devenu telle­ment ridicule. Parce que chaque sur­vol des jour­naux mon­tre que rien ne s’écroule. Seule­ment l’un ou l’autre col­lègue, l’une ou l’autre amie. Et parce que la rage ne dis­paraît pas. « Libéra­tion, si, si. » Et encore une fois ce rire. « Eh bien, de tout…» Aus­si de l’obligation de devoir longue­ment expli­quer cette phrase : « Il n’y a pas de vraie vie dans la fausse, etc. ». Et avec une voix plus faible, un peu com­patis­sante : « Le fait de savoir cela, nous le savons tout de même depuis longtemps. » 

Lorsque Thomas Oster­meier allait à l’école à Land­shut, qu’il essayait de se libér­er de son état d’enfant de chœur et de sa famille nor­male­ment autori­taire par le biais de sketchs, les derniers groupes et com­munes K avaient échoué et les affich­es avec des avis de recherche avaient jau­ni. Lorsqu’il com­mença à dis­tribuer des tracts trot­skistes, Hel­mut Kohl était au gou­verne­ment et on annonçait la dou­ble apoc­a­lypse : celle des Cruise Mis­siles et celle provo­quée par le CO2. À l’époque où il avait décidé de faire du théâtre, on avait intro­duit la télévi­sion privée. Et même Ernst Albrecht dis­ait dans la Basse-Saxe : 
« Seul le dés­espoir pour­ra nous sauver ». Lorsqu’il s’occupa de hand­i­capés graves à St. Pauli ( Ham­bourg), on avait oublié Tch­er­nobyl. Lorsqu’il étu­dia la mise en scène à l’École Ernst Busch, Gor­batchev avait été évincé du pou­voir, la pro­priété immo­bil­ière du peu­ple avait dis­paru, on avait accep­té le chô­mage et la Guerre du Golfe esquis­sa les fron­tières du « Nou­v­el Ordre du Monde ». Lorsqu’il reprit la Baracke en 1996 avec ses dra­maturges Jens Hill­je et Ste­fan Schmidtke et une autre demi-douzaine d’anciens élèves de sa pro­mo­tion de l’École Busch, Jür­gen Haber­mas déclarait, avec « une per­plex­ité éclairée », qu’il n’existait aucune insti­tu­tion qui inter­ve­nait dans les pou­voirs du marché au prof­it d’une équité poli­tique et qu’aucun héritage his­torique n’engageait plus per­son­ne. Et lorsqu’il reprit la Schaubühne avec Sasha Waltz, Oskar Lafontaine avait quit­té son poste de min­istre des finances et le gou­verne­ment Schröder des social­istes et libéraux enta­ma son pro­gramme pour soulager le poids des impôts des grandes entre­pris­es.

Libéra­tion ? « Il n’y a plus de grandes his­toires », dis­ait Rob­bie dans SHOPPEN & FICKEN, « autre­fois, oui, il y avait de grandes his­toires, on pou­vait y engager sa vie, mais main­tenant, il n’y en a plus. Main­tenant, il n’y a plus que de petites his­toires, cha­cun a la sienne. » Au départ, Oster­meier ne voulait pas mon­ter cette pièce. « Une pièce idiote : vio­lence, drogues, cul­ture des jeunes, drogués, tech­no, une langue de fer­raille. » Il l’a trans- for­mée en une pièce de généra­tions. Une orgie de la racaille basée sur une philoso­phie his­torique où le dieu du cap­i­tal­isme épelle la dialec­tique des lumières à une bande mis­érable de cohab­i­tants com­posée d’arrivistes, de pédés et de braves imbé­ciles. Mais ce n’est pas le texte réduit qui était à pleur­er et à vom­ir, c’était les corps qui se tor­daient, volaient, se glaçaient, grim­paient d’une façon acro­ba­tique sur des sofas crasseux, col­laient l’un à l’autre comme une horde de l’époque de la pierre ou du qua­trième mil­lé­naire, se figeaient dans un mou­ve­ment de panique, fai­saient l’amour avide­ment et mécanique­ment en toute hâte. Ils se chauf­faient mutuelle­ment comme des bêtes, puisqu’il n’y avait pas de sens. Et une fille étour­die, pâle, hys­térique main­tient ce cos­mos de vidéos, de soupes prêtes à l’emploi et de vio­lence qui se ter­mine par un meurtre avec viol par amour de l’humanité et par respect d’une con­ven­tion.

« L’Ave Verum », dit Oster­meier sur un ton laconique sans ironie et apo­d­ic­tique un peu provo­ca­teur, « ne fonc­tionne plus que lorsqu’il est chan­té par un chœur d’estropiés ». La « tragédie de la cul­ture », notre enfant chérie depuis l’époque de Stein, on ne peut plus la regarder que par en dessous. Et à con­di­tion que tout coupe aus­si net, aus­si vite qu’un couteau et qu’il n’y ait pas d’anesthésie pos­si­ble. Dans la Baracke, on pou­vait sen­tir chaque fibre, chaque goutte de sueur, chaque dés­espoir bien caché. Et aus­si : leur jeu était une ques­tion de vie. Les beaux mots de la cri­tique qu’on avait pris l’habitude d’entendre per­daient leur pou­voir.

On avait l’impression d’assister à une action bien pro­gram­mée. FETTE MÄNNER IM ROCK ( DES HOMMES GRAS EN HABIT ), de jeunes ogres de dix ans, des poupées bar­bie, des psy­chi­a­tres clonés, et de toutes les fis­sures de ces per­son­nages en cel­lu­loïd suin­ta le dés­espoir, la peur et tant de rêves. Proche, sans ver­gogne, et telle­ment intense que c’était à mourir de rire et dérangeant en même temps. Et, de temps en temps, quelques sec­on­des homéopathiques d’un sérieux solen­nel : il y a encore un reste d’amour, mais il se trou­ve en départe­ment psy­chi­a­trique pour le moment, et le bon dieu est un enfant sadique qui se fau­file par la porte arrière en vous lançant « Faites bien atten­tion à vous ». Ensuite, après cette farce sur l’effritement des âmes du temps mod­erne, vint, comme une coupure nette, la mise en scène de MESSER IN HENNEN ( DES COUTEAUX DANS LES POULES), le pinail­lage de leurs débuts, l’origine san­guinaire de l’émancipation, les deux cli­vages qui les poussent jusqu’à ce jour : l’individu qui coupe lente­ment le cor­don ombil­i­cal de la com­mu­nauté engour­die sur son sol avec les bêtes, de celle qui n’a ni voix et n’a pas été choisie. Ici aus­si, il ne s’agissait pra­tique­ment que de corps. La femme ani­mal qui accouche sous des douleurs d’une langue, qui doit se forcer de faire un pas après l’autre pour se détach­er. Celui qui explique tout, d’une façon rapi­de et avide, et où l’argent et la langue et l’agilité font un amal­game de libéra­tion, de séduc­tion et de destruc­tion. Une danse sur une mince couche de sable, une fin de par­tie de l’origine, avec une lenteur acca­blante : la vérité der­rière nous, comme un nuage noir sem­blable à un marais.

À l’extérieur, dans le bar Acke, un vieux comé­di­en s’enthousiasmait : « Ça, c’est le théâtre de l’avenir : sans le poids mort, sans l’administration, sans la tra­di­tion écras­ante des grandes scènes. Cela mise sur ceux avec qui tout com­mença : les acteurs ». C’étaient des acteurs qui avaient le même âge que les auteurs des pièces, Raven­hill et Har­row­er, le même âge que le met­teur en scène. Et ils avaient en com­mun une expéri­ence immé­di­ate, qu’ils provi­en­nent de familles dis­soutes, d’écoles pro­fes­sion­nelles ou d’habitations sociales : nous pas­sons sous une machine d’exploitation, la sol­i­dar­ité, c’est fini, aucune niche n’est durable, pas de fin en per­spec­tive. Ce fut donc la matière pre­mière de leurs pre­mières ten­ta­tives, des scènes qui mis­aient sur l’expérience de la perte, sans mélan­col­ie, sur la douleur sans anesthésie, avec une folie d’humour noir désopi­lant. Ils jouaient sans les moin­dres fior­i­t­ures, sans le moin­dre aspect de styl­i­sa­tion, la vérité cor­porelle des pièces. Parce que c’était la leur et que « être lancé » était un mot d’autrefois.

La troupe de la Baracke aigu­i­sait son méti­er et son atti­tude avec une rapid­ité épous­tou­flante, comme si elle était sous la men­ace d’une resti­tu­tion à l’Ouest : MANN IST MANN ( UN HOMME EST UN HOMME ) était mis à l’épreuve par Brecht. Les cir­con­stances idylliques aux­quelles l’enfant-fleur Galy Gay est arrachée étaient pour­ries comme du pois­son, les bonzes des pagodes sont des hommes d’affaires du boud­dhisme rusés, les sol­dats, une entre­prise mod­erne de démo­li­tion, mul­ti­fonc­tion­nelle, avec du matériel acheté ici et là, du hard­core. Le décor peut se ranger sur le siège arrière d’une Volk­swa­gen : au fond trop pau­vre pour ici, peut-être bon pour des Chi­a­pas. Pour nous : un amuse­ment ryth­mique, une danse tech­no, Eisen­stein en réduc­tion et Chap­lin sans aucune émo­tion.

Marc Hose­mann et Bib­iana Beglau dans DISCO PIGS, mise en scène de Thomas Oster­meier, Deutsches Schaus­piel­haus Ham­burg et Baracke am Deutschen The­ater, 1998. Pho­to Math­ias Horn.

Égale­ment bio­mé­canique­ment sportif, la dernière mise en scène d’Ostermeier à la Baracke, la pièce UNTER DER GÜRTELLINIE ( SOUS LA CEINTURE ) de Richard Dress­er. À nou­veau plutôt une choré­gra­phie. Le pou­voir est loin, se fait remar­quer avec des tam­pons, des son­ner­ies, des direc­tives, mais trois coqs châtrés se démolis­sent. Du sadisme de bureau, une boucherie par la langue hiérar­chique sont ani­més comme une danse et défor­cent toute psy­cholo­gie. La vérité est dans la chair : une pré­ci­sion approx­i­ma­tive, un arriv­isme dévot, une vio­lence molle. Il n’y a pas d’abîmes de débil­ités sous les grilles en fer, mais un pro­jecteur, et pas de lib­erté der­rière la grille, mais bien un désert mor­tel. Les acces­soires exis­ten­tial­istes du mod­èle sont exposés comme des roulades, un quatuor à cordes les a accom­pa­g­nés. Dans la lumière verte, la métaphore est défor­cée par des acro­baties et des clowner­ies et devient ain­si une danse de semi- con­duc­teurs. L’action ne com­porte pas de mes­sage, l’atmosphère n’est créée que par l’action. Un réal­isme épique à la Baracke, cela voulait dire : les cir­con­stances sont don­nées, nous étu­dions les atti­tudes. Mais nous ne sommes pas naïfs, nous con­nais­sons le passé négatif des ten­ta­tives con­v­enues d’une atti­tude col­lé­giale, il est ancré en nous. Les mis­es en scène d’Ostermeier, surtout de l’époque où il tra­vail­lait à la Baracke, oublient les feux de la rampe. Un cirque de lab­o­ra­toire, une arène sci­en­tifique, un entraîne­ment his­torique du corps – l’aliénation ne résulte jamais du com­men­taire, de la prise de posi­tion. Elle est dev­enue mou­ve­ment, très arti­fi­cielle et très proche.

Quel était le secret de la Baracke ? Gro­tows­ki etAr­taud et Mey­er­hold et Stanislavs­ki ? L’espace réduit ? L’important rassem­ble­ment de comé­di­ens bien for­més et très éveil­lés, avec des nerfs à fleur de peau à une époque où l’histoire du cen­tre de Berlin fai­sait vibr­er tout le monde ? En tout cas, le résul­tat était là : vérac­ité sur la scène. La dernière mise en scène d’Ostermeier avant son pas­sage à l’Ouest est une clef à mes yeux. À tous points de vue, à com­mencer par le choix trop puis­sant de la pièce de Maeter­linck L’OISEAU BLEU que Max Rein­hardt avait créée au Deutsches The­ater il y a plus de cent ans. Mais dans cette mise en scène, tout avait été déjà démoli, ren­du à une autre des­ti­na­tion, ven­du, bom­bardé. Dans un espace rond et vide, qui aurait pu avoir juste servi à une représen­ta­tion de cirque, mais qui pour­rait aus­si bien être une clair­ière dans une forêt ou le fond d’une chaudière de raf­finer­ie qui aurait été démon­tée à Leu­na, un groupe d’enfants aban­don­nés, repoussés, orphe­lins ren­con­tre un vieux sage. Il leur lit une his­toire, de l’époque d’avant les cat­a­stro­phes. Et ils se promè­nent et trou­vent dans l’armoire de la mère quelques vieux vête­ments de femme et des tis­sus et dans l’atelier du père quelques objets et matéri­aux étranges : des béquilles, des corsets de soutène­ment, des ban­dages. Ils s’emparent de tout ça. Ils com­men­cent à jouer avec ça comme des enfants, d’une façon instru­ite, inno­cente et irre­spectueuse. Et le rêve moral­isa­teur se change en hor­reur, leur rap­pelant leurs cauchemars d’enfants abusés et écrasés, des fées et des fan­tômes qui pren­nent le vis­age du quo­ti­di­en menaçant : des pédés, des héros des jeux d’ordinateurs, des ban­des dess­inées de Zor­ro, des déco­ra­tions à la McDon­ald, des mod­èles de trav­es­tis con­sti­tués de bouts de cat­a­logues. Et lorsqu’ils pren­nent peur de leurs pro­pres chan­sons blas­phé­ma­toires et de la nuit menaçante et qu’ils vien­nent de chanter l’Ave Verum, alors ils lais­sent tomber les usten­siles de leurs jeux de récupéra­tion et se dressent au bord de la rampe et se taisent en enfants boudeurs : c’est vous qui nous avez mis dans ce pétrin, ce sont vos restes. Cette façon à la fois bru­tale et inno­cente – une façon qui ne serait donc plus mar­quée par la douleur de sépa­ra­tion et d’engagement his­torique – de jouer avec les élé­ments d’un monde ancien autre­fois plein de sens – cela me sem­blait une idée de dra­maturgie val­able pour traiter du passé et une expli­ca­tion pour l’existence dans un monde où tous les fils de la tra­di­tion avaient été coupés et où les tra­di­tions avaient été triv­i­al­isées : n’attendez surtout pas que nous débar­ras­sions vos ruines. Nous y jouerons. Notre jeu.

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Mathias Greffrath
Après avoir été entre autres rédacteur en chef de la Wochenpost, Mathias Greffrath est auteur...Plus d'info
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