Pour une pratique de l’essai

Pour une pratique de l’essai

Le 24 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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ON ME DEMANDE D’ÉCRIRE quelques réflex­ions sur l’essai, pas sur l’essai comme genre lit­téraire, mais sur la ten­ta­tive, l’épreuve, l’expérience.
Ma pra­tique théâ­trale n’est pas encore suff­isam­ment étof­fée pour que je puisse, sans spéculer, m’attarder trop longue­ment sur l’essai et ses scènes. Ce que je sais, c’est que pour moi, le théâtre est l’essai, est la mise à l’épreuve des corps, est l’expérience des lan­gages. Je ne par­le pas unique­ment de la péri­ode des répéti­tions durant laque­lle, par déf­i­ni­tion, on tente, on essaie, on répète les expéri­ences, on con­stru­it pas à pas un spec­ta­cle, on teste les idées que l’on a pu avoir, on éprou­ve les mots dans le corps de l’acteur ; je par­le aus­si des représen­ta­tions.
Si chaque soir amène un nou­veau pub­lic, si chaque soir les acteurs sont dif­férents, tra­ver­sés par de nou­velles flèch­es décochées par la vie quo­ti­di­enne, si chaque soir l’odeur des planch­es et la chaleur des pro­jecteurs sont trans­for­mées ne serait-ce que min­ime­ment, il faut bien admet­tre qu’on re-présente dans de nou­velles con­di­tions, que l’on essaie d’être en sym­biose avec les trans­for­ma­tions de notre envi­ron­nement et de notre métab­o­lisme, que l’on invente une nou­velle expéri­ence. Jamais un acteur ne fait la même entrée, jamais un acteur n’a le même ton d’attaque lorsqu’il entame son texte, tout est à refaire, chaque fois tout se mod­i­fie.
Faire croire que la représen­ta­tion puisse être figée, puisse être de la red­ite, c’est nier les corps, nier le vital­isme de notre art.
J’ai délibéré­ment choisi, dans les quelques notes qui suiv­ent, de ne pas m’attarder exclu­sive­ment sur des exem­ples théâ­traux, je ne désire pas me plac­er dans le camp de ceux qui met­tent des cli­vages entre notre pra­tique et celle des écrivains ou des pein­tres. Théâtre, lit­téra­ture, pein­ture ou musique, tout est œuvre de fic­tion, et toute œuvre de fic­tion passe, quelle que soit la dis­ci­pline qu’elle engen­dre, par des étapes iden­tiques : la pre­mière, propédeu­tique, qui cor­re­spond à l’apprentissage de l’alphabet des lan­gages, ensuite maïeu­tique durant laque­lle l’artiste s’extirpe son pro­pre alpha­bet, et de façon con­comi­tante l’étape de la pra­tique du lan­gage qu’est la poé­tique. La con­di­tion com­mune à cha­cune de ces étapes n’est autre que l’essai, la mise à l’épreuve et la remise en ques­tion.
C’est sur ces trois étapes que j’aimerais m’arrêter dans un pre­mier temps.
Toutes les avant-gardes, toutes les ten­ta­tives d’atteindre le mod­erne et de le sur­pass­er, toutes les grandes théories artis­tiques ou poé­tiques se sont tou­jours réclamées de l’essai. Du théâtre expéri­men­tal aux man­u­scrits de Mar­cel Proust criblés de ratures et d’annexes, des études de Van Gogh aux mille et une ver­sions des pièces musi­cales de Mozart ou Bach, l’art est con­stel­lé de bouts de man­u­scrits oubliés, de spec­tres de toiles brûlées, de souf­fles d’acteurs jamais offerts au pub­lic. Tous les inven­teurs ont ten­té, tels des sci­en­tifiques, par­tant du pos­tu­lat que le réel était mul­ti­ple, d’inventer le lan­gage qui con­stru­irait leur pro­pre réel.
Si l’on par­le sou­vent de droit à l’essai, ils nous ont prou­vé que l’essai était un devoir et l’erreur son pen­dant oblig­a­toire. La réus­site donne l’illusion de la per­fec­tion là où elle n’est sans doute que la révéla­trice du but que l’on s’est fixé. L’erreur bien au con­traire oblige à retourn­er au char­bon, rec­u­lant les lim­ites de nos pos­si­bles.
Mais dans le proces­sus de la créa­tion artis­tique, où inter­vient la notion d’essai ? Et d’abord qu’est-ce que ce proces­sus ? Qu’est-ce que l’art ?
L’art porte la fic­tion, et la fic­tion naît avec le lan­gage. L’art se préoc­cupe du décalage entre la pen­sée et l’articulation, la mise en lan­gage de celle-ci. Ce décalage infime, ce trou dans le réel, cette béance est la matière pre­mière de l’art. De la phrase cat­a­stro­phe de Mar­cel Proust qui se tord et s’échappe et se rat­trape, où plus la pen­sée avance plus la bif­fure de sa retran­scrip­tion devient obses­sion, où plus l’on s’approche de la descrip­tion des choses plus l’on s’en écarte, où l’on est pris de ver­tige par l’accélération sans cesse crois­sante des ren­con­tres avec l’impossible, à l’expression courante « les mots me man­quent » ou « c’est inde­scriptible », tout nous porte à croire que le lan­gage, la fic­tion donc, mod­i­fie le réel.
Nous con­stru­isons notre réel, notre per­cep­tion, notre pro­to­cole du monde par le biais d’un alpha­bet. L’alphabet de la vie quo­ti­di­enne, celui des con­ver­sa­tions courantes, est le français, con­ces­sions avec le social oblige (le cas des psy­cho­tiques, qui eux ne font plus aucune con­ces­sion au social, est dif­férent, leur langue nous est étrangère, ils sont « déli­rants »). En art, par con­tre, on doit remod­el­er le réel avec une langue pro­pre et réin­ven­ter un nou­v­el alpha­bet, c’est ce qui dif­féren­cie les arts du jour­nal­isme.
Rim­baud fut prob­a­ble­ment l’un des tout pre­miers à énon­cer explicite­ment son désir d’inventer un lan­gage. Dans un texte très con­nu, il invente ses voyelles :
« (…) J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, O bleu, U vert. Je réglai la forme et la couleur de chaque con­sonne, et, avec des rythmes instinc­tifs, je me flat­tai d’inventer un verbe poé­tique acces­si­ble, un jour ou l’autre, à tous les sens — Je réser­vais la tra­duc­tion. (…) »
Fig­ure emblé­ma­tique de la poésie, le par­cours même d’Arthur Rim­baud nous con­traint à douter de la vision roman­tique de l’artiste et de l’inspiration. Rim­baud invente parce qu’il tra­vaille de manière acharnée à son encrasse­ment. Le début de son œuvre est com­posé de qua­trains anodins, de poèmes en latin de fac­ture pure­ment clas­sique, d’alexandrins ; la décom­po­si­tion, la décon­struc­tion, la dis­lo­ca­tion des académismes ne vien­dront qu’après cette péri­ode propédeu­tique.
Seule­ment après avoir étudié, appris et essayé les langues préex­is­tantes, il couchera, comme il le dit, avec un porc, et enfan­tera les « illu­mi­na­tions ».
On peut trou­ver dans d’autres arts des exem­ples frap­pants de propédeu­tique, le pre­mier qui vien­dra à l’esprit lorsqu’on par­le de théâtre est celui de Vsevolod Mey­er­hold. Dis­ci­ple de Stanislavs­ki, ami cor­re­spon­dant de Tchékhov, il s’essaya à toutes les formes d’art dra­ma­tique exis­tantes à son époque : nat­u­ral­isme, sym­bol­isme, psy­cholo­gie, tout y pas­sa jusqu’à ce qu’il invente sa pro­pre pra­tique de la bio-mécanique des corps.
En pein­ture, on pense à Kandin­sky qui jusqu’à ses quar­ante ans fut pein­tre paysag­iste et pro­fesseur à l’académie des beaux-arts. Entrant un jour dans son ate­lier, il fut frap­pé par une toile qui lui sem­blait étrangère, ses formes éclatées, la cir­cu­la­tion décon­stru­ite de ses lumières lui étaient totale­ment incon­nues. Ce n’est qu’après une longue obser­va­tion qu’il se ren­dit compte qu’il s’agissait d’un de ses tableaux posé à l’envers. Il ten­ta alors de repro­duire cet « envers du lan­gage » : l’abstraction kandin­ski­enne était née.
Et bien sûr, lorsqu’on par­le d’invention, on pense automa­tique­ment à Artaud qui, avec ses glos­so­lalies, tranche sec dans le gras du bide du Beau Français, immole les académies, débite le roast­beef incan­ta­toire d’un lan­gage policé à coup de Valéry, déchire l’éternelle chan­son du ringardisme ver­bal et jette à la face d’Émile Lit­tré des gig­ots d’Artaud mal ficelés, san­guino­lents de rage et affûtés comme des lames effilées. Artaud frappe sec et aigu, tou­jours pré­cis :

boule zadur
zadir
edela
bula edela
art­e­dra
bula tatra

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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Jean-Christophe Lauwers

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