La nouvelle subjectivité

Edito

La nouvelle subjectivité

Le 30 Avr 2005
Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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LA REVUE L’Art du théâtre que je dirigeais au Théâtre nation­al de Chail­lot, du temps d’Antoine Vitez, fai­sait, en 1987, le con­stat alar­mé d’une panne de risque. Le diag­nos­tic avancé par les mem­bres du comité de rédac­tion d’alors aus­si bien que par bon nom­bre de col­lab­o­ra­teurs con­nut un cer­tain reten­tisse­ment, car il con­fir­mait l’état du théâtre à l’heure du calme général­isé et de la mémoire retrou­vée. Aujourd’hui, inspiré par des pra­tiques ayant changé d’attitude et des artistes qui cherchent moins l’accord sur la base d’un assen­ti­ment esthé­tique, le pro­gramme du fes­ti­val d’Avignon atteste le retour du risque avec tout ce qu’il com­porte comme gageure et défi rad­i­cal. De l’attrait pour l’art, on passe aux exi­gences intraita­bles du con­tem­po­rain.

Le retour sur le passé fait décou­vrir que la revue Alter­na­tives théâ­trales, à l’origine, parut pour défendre « les alter­na­tives », à l’époque où, du risque pro­pre aux années 60, ne restait plus que la queue de la comète. Elle en cap­ta les soubre­sauts et s’employa à entretenir son goût alors que les pri­or­ités avaient changé. L’histoire est faite de pannes et de redé­mar­rages. De redéf­i­ni­tions qui apaisent et d’affirmations qui agi­tent, infinie dialec­tique. Sérénité et com­bat, inlass­able­ment, alter­nent.

Aujourd’hui, le Fes­ti­val 2005 fait ses adieux aux valeurs cer­taines et invite des artistes qui, dans leur ensem­ble, se con­fron­tent à l’épreuve du risque, au défi de la révolte. Leurs répons­es vari­ent, les spec­ta­cles aus­si, mais réu­nis ils pro­curent le sen­ti­ment d’une com­mu­nauté con­tem­po­raine qui s’affirme chorale­ment, sans pour autant faire le sac­ri­fice de soi, bien au con­traire. C’est plutôt cela qui légitime les posi­tions adop­tées, les lib­ertés pris­es, les trou­bles sus­cités. « Être soi », non pas comme repli indi­vidu­el mais comme appel lancé en direc­tion des autres, êtres aux­quels le plateau rap­pelle le goût de l’intransigeance, le refus de la démis­sion, l’horreur de l’aliénation. « Ne dormez pas en paix…», sem­blent dire les artistes et les œuvres.

Le risque, on ne cessera pas de le déclin­er ici, implique rup­ture de con­sen­sus et frac­ture des normes au nom d’un renou­veau néces­saire à l’heure de l’intranquillité. Si la provo­ca­tion, tant prisée par cer­taines avant-gardes soucieuses d’engendrer des événe­ments défla­gra­teurs, est indis­so­cia­ble d’une prise de risque, la réciproque ne s’impose pas impéra­tive­ment. Il peut y avoir prise de risque sans provo­ca­tion, risque indis­pens­able, risque qui appelle à sec­ouer les strates de la tra­di­tion, risque dont les effets sont pro­fonds et les con­séquences durables. Par la provo­ca­tion, on néga­tivise surtout, par le risque, on aspire au dépasse­ment affir­matif. Cette con­vic­tion ani­me les artistes réu­nis ici. Elle les relie.

Admet­tons-le : il y a un opti­misme du risque. Et cela dans la mesure où les artistes adhèrent et se con­sacrent à un com­bat qu’ils enten­dent men­er au nom de cette con­tes­ta­tion cri­tique dont l’Occident fit sa mar­que iden­ti­taire, et qu’ils cherchent aujourd’hui à pleine­ment raviv­er. Le risque sur­git lorsqu’au devoir de trans­mis­sion suc­cède l’appétit d’insoumission. Il a Prométhée pour ancêtre.

Le risque s’allie à la révolte, ils sont insé­para­bles. Pour­tant on ne peut les assim­i­l­er tout à fait car la révolte sup­pose une impli­ca­tion plus explicite dans le monde, un dia­logue plus tenu avec l’histoire sans faire pour autant l’économie d’une trans­gres­sion des pra­tiques établies. Dans l’acception qui lui est accordée ici, la révolte, dépourvue d’idéologie et d’utopie, témoigne d’un engage­ment au nom d’incontestables valeurs civiques : elle lance une injonc­tion con­tre tout accord tacite ou résig­na­tion implicite. On ne peut pas se taire face aux scan­dales de l’histoire, ni se pli­er au cours des choses… La révolte répond à un devoir de vig­i­lance, devoir qui exige égale­ment le tra­vail sur les formes sans lequel pointe la chute dans les pièges de l’art mil­i­tant. L’épreuve du risque et le défi de la révolte s’inscrivent dans une même dynamique, comme si l’énergie acquise par le dépasse­ment des fron­tières et le dia­logue intert­er­ri­to­r­i­al des arts ali­men­tait la pul­sion de com­bat. Le risque cul­tive le décloi­son­nement « entre » les arts, la révolte engage dans le mou­ve­ment « vers»…

La plu­part des artistes con­viés cette année se présen­tent en auteurs d’univers poé­tiques accom­plis, certes dans le con­texte de leur groupe, de la com­mu­nauté qu’ils ont voulu et su con­stituer, mais qui s’affichent comme univers sin­guliers, indi­vidu­els, signés. Univers rebelles, univers de frac­ture qui font de la per­tur­ba­tion leur vœu et de la libéra­tion leur exi­gence. Ils pour­raient être réu­nis dans un mou­ve­ment qual­i­fié, pour retourn­er la « nou­velle objec­tiv­ité » de jadis, par la désig­na­tion de « nou­velle sub­jec­tiv­ité » : par-dessus tout, pour ébran­ler l’ordre autant que s’affranchir du calme con­sen­suel, c’est d’une affir­ma­tion de soi qu’il s’agit. Toute rébel­lion sat­is­fait d’abord l’appétit intérieur de lib­erté et les artistes enten­dent se nour­rir de l’énergie à ce prix acquise. Dans le monde de l’uniformisation général­isée, s’assumer comme « sub­jec­tiv­ité », c’est la pre­mière preuve du risque. Risque réfrac­taire à l’étanchéité et per­tur­ba­teur des attentes, risque presque généra­tionnel car des choix appar­en­tés se déga­gent et des refus com­muns s’expriment : ces univers poé­tiques com­mu­niquent. Nous entrons ensem­ble dans des eaux agitées…

Affichée ou dis­crète, à tra­vers ces pro­grammes et ces spec­ta­cles annon­cés, se détache la fil­i­a­tion à Artaud, le roman­tique révolté du XXe siè­cle, dont cette assem­blée se réclame. Généra­tion qui, à par­tir d’une telle « ligne d’horizon », s’affirme comme une généra­tion de com­bat et non pas de per­pé­tu­a­tion, généra­tion qui s’avance hors-lim­ites des cadres hérités et cherche l’incandescence, adver­saire de la tiédeur. « Parce que tu n’es ni chaud, ni froid, je te vom­is » – phrase de l’Apocalypse que Gro­tows­ki, celui qui, jadis, est allé le plus loin, aimait sou­vent citer. Cet été, en Avi­gnon, elle résonne encore et peut servir de devise à ce fes­ti­val pas comme les autres. Fes­ti­val de com­bat.

D’Artaud à Gro­tows­ki, le risque a tou­jours été surtout une affaire de jeunes. Qu’ils vien­nent cette année à Avi­gnon car les œuvres et les artistes placés sous le signe du risque régénéra­teur les atten­dent et, comme dis­ait Niet­zsche, vont les regarder. Le plateau voit… et le temps est venu qu’un échange intense se noue avec la salle. Quand la scène s’attaque au som­meil, seul un pub­lic éveil­lé lui répond. Il est son dou­ble insoumis.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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