Raphaëlle Doyon : Pour certains des spectateurs fidèles de Min Fars Hus, tu es devenue l’actrice qui incarne le projet artistique d’Eugenio Barba. De manière continue depuis quarante ans, tu fais de ton corps et de ta personne un laboratoire de recherche (si je puis me permettre l’expression). Qu’est-ce qui fait que, dans un premier temps, tu as donné ta confiance à Eugenio, et comment cette relation de confiance s’est-elle tissée ?
Iben Nagel Rasmussen : La relation de confiance est apparue avant même que je ne rencontre Eugenio, en voyant son spectacle Ornitofilene. Peut-être que « confiance » n’est pas le mot approprié. J’avais vingt ans quand j’ai vu le spectacle, et je savais que c’était ce que je recherchais sans en connaître l’existence. Il ne s’agissait pas d’une question du type : « Je vais voir si ce théâtre est pour moi. » Je savais que c’était la seule chose pour moi, et je crois que je savais sans le mettre en mots que j’y investirais ma vie si j’étais acceptée en tant qu’élève.
Quand j’ai rencontré Eugenio, je me souviens que je lui ai dit : « Vous êtes comme un gourou pour moi, mon maître spirituel. » C’était bien sûr une formulation très ampoulée, mais on était dans les années soixante et mon expérience avec les drogues et ma recherche pour une dimension autre et spirituelle à ce moment-là dans ma vie avaient fortement marqué ma façon de penser et de m’exprimer. 
Ou bien, comme je le dis dans mon spectacle Itsi-Bitsi : « Quand nous étions en contact avec les drogues, nous pensions que nous étions au tournant d’une révolution mentale. Pour certains d’entre nous, les drogues étaient juste un jeu, pour d’autres un moyen d’évasion, pour d’autres une façon de rencontrer Dieu. Mais sans que nous nous en apercevions, les moyens sont devenus les fins. Les drogues, qui auraient dû servir à ouvrir les portes, ne servaient plus qu’à les fermer. » 
J’étais chanceuse d’être du bon côté quand j’ai rencontré l’Odin Teatret et Eugenio. Ma confiance prenait source dans la conviction que j’étais sur ma voie.
R. D. : De quelle façon Eugenio se comportait-il avec toi dans la salle de travail ? Est-ce qu’il te donnait des conseils ? Est-ce qu’il t’aidait à exécuter les mouvements physiquement ?
I. N. R. : Quand je suis arrivée à l’Odin en automne 1966, le training était guidé par deux des acteurs fondateurs : Torgeir et Else-Marie. Eugenio était constamment présent dans la salle de travail. Il regardait et faisait des commentaires à la fin de la séance. Rarement pendant le travail. L’atmosphère était concentrée, et l’entraînement physique pouvait se dérouler pendant trois ou quatre heures.
Eugenio guidait l’entraînement de la voix, souvent en établissant un contact avec l’élève. Il posait sa main sur la partie du corps qui était censée résonner : tête, poitrine, ventre, dos, etc. C’était la façon d’entraîner la voix qu’il avait reprise du travail de Grotowski en Pologne.
R. D. : Quand tu étais totalement épuisée, comment t’encourageait-il à dépasser ce moment ?
I. N. R. : Je crois que nous étions presque tous épuisés pendant le training. Nous n’en parlions pas, parce que c’était évident, comme d’être mouillé quand on nage.
R. D. : Tu as dit quelque part — avant que tu ne commences à composer ton propre training en 1971 (c’est-à-dire l’acrobatie, les arts martiaux et le yoga, en suivant les exercices d’entraînement de Grotowski) — que le training que vous faisiez était dur et primitif. Mais à l’époque, tu y travaillais tout de même. Est-ce que tu croyais vraiment que ça ferait de toi une bonne actrice ? Comment Eugenio te motivait-il pour exécuter ces exercices ?
I. N. R. : Eugenio ne me motivait pas. J’étais motivée à suivre les propositions qui venaient de lui, de Torgeir ou de Else-Marie. Nous faisions tous le même entraînement et, bien sûr, je pensais que cela ferait de moi une bonne actrice. J’en avais la preuve en face de moi. Je ne me souviens pas avoir dit que les exercices de Cieslak et Grotowski — que nous utilisions — étaient « primitifs », mais je n’ai jamais réussi à les faire miens. Je n’ai pas obtenu la qualité extraordinaire que je pouvais voir chez Cieslak, mais aussi chez Torgeir et Else-Marie. Aujourd’hui, j’appelle cela un corps transparent. Un corps qui n’est ni beau, ni laid, mais pénétré par une lueur qui fait de ces termes « beau, laid » des mots creux, inadéquats ou absurdes.
R. D. : Qu’est-ce qui a fait que tu as commencé à chercher ton propre entraînement, à répondre à la question « qu’est-ce qu’une action physique » ?
I. N. R. : Tournons les choses d’une autre façon. En vérité, ma question était : « qu’est-ce qu’une action dramatique ? » Et cela est arrivé à un moment où j’avais presque abandonné l’idée de pouvoir trouver en moi, à travers l’entraînement, cette énergie particulière que l’on peut aussi appeler « courant interne ». Et puis simplement — et cela peut paraître ridicule — je me suis posé la question pour la première fois, après quatre ans d’entraînement quotidien : qu’est-ce qu’une action dramatique ? Une action physique contient un « drame » quand quelque chose change. Si, par exemple, la puissance, l’énergie de l’eau qui chute d’une grande hauteur est capturée, elle peut être transformée en électricité. Si mon corps tombe au sol et si à la place de me cogner ou de m’arrêter à ce point, j’utilise la force et le poids de mon corps pour me lever et continuer, quelque chose a changé. Je récupère une énergie qui est légère et différente.
R. D. : Quand tu as trouvé cet entraînement individuel, est-ce que tu travaillais seule, par toi-même, ou est-ce qu’Eugenio te guidait ?
I. N. R. : Eugenio ne suivait pas l’entraînement quand j’ai trouvé et élaboré les nouveaux exercices. Nous étions en tournée et Eugenio n’était pas avec nous. Je crois qu’il était important que Eugenio ne fût pas là. Vous pouvez guider l’élève jusqu’à la porte, mais vous ne pouvez pas le pousser par-delà le seuil. Je ne me souviens plus qui a dit cela, mais c’est vrai. Ce pas-là, essentiel, c’est à soi-même de le faire.
R. D. : Tu vas ensuite transmettre cet entraînement aux nouveaux acteurs de l’Odin Teatret. Tu ne suis plus personne ; ils te suivent. Quelle a été la réaction d’Eugenio quand il a appris que tu faisais un training différent de celui que Grotowski et Cieslak vous enseignaient ? Et puis quand il a vu ton entraînement ?
I. N. R. : Je pense qu’Eugenio a toujours voulu que nous développions notre propre entraînement. Nous faisions aussi d’autres types d’exercices différents de ceux que nous enseignaient Grotowski et Cieslak. C’était comme cela depuis le début. Par exemple, le training du Samurai que j’ai développé seule et avec mes élèves se base sur l’entraînement que nous pratiquions tous à l’Odin Teatret dans la période de Ferai. La réaction d’Eugenio face au nouvel entraînement a été positive (plus tard, il a même demandé à Torgeir de faire un film sur le training à l’Odin Teatret où ces exercices jouent un rôle important).

