À 18 ans, alors qu’elle vient d’intégrer le Conservatoire de Liège en interprétation dramatique, Amandine voit à la télévision un reportage sur le Crazy Horse. Le lieu mythique lui fait l’effet d’une évidence. « Tout d’un coup, j’ai eu l’impression que c’était exactement LA carrière faite sur mesure pour moi. Il y a deux choses qui m’ont fait tilter : la sensation que ma vie allait changer d’un coup si j’entrais dans la troupe et le pressentiment d’un rapport privilégié entre la scène et le public : les danseuses semblaient au bord du gouffre, disponibles à tout ce qui pourrait arriver. »
Quelques années plus tard, après avoir manqué de peu l’audition du cabaret de Pigalle, elle s’inscrit à une formation de danse à Paris. Alors qu’elle a besoin d’un job, une connaissance lui parle d’un théâtre érotique dans le vie. « Me déshabiller, être devant un public, c’était une chose pour laquelle j’avais beaucoup d’admiration et où je me sentais légitime. »
Le théâtre est ouvert de midi à minuit.
Il y a deux shifts, quatre danseuses par service. Amandine – devenue Opale – travaille le soir, quatre fois par semaine. Solos, duos, shows privés ; les numéros se succèdent pendant plusieurs heures, entrecoupés de douches, de changements de costumes et de retouches maquillage dans une loge exiguë. Là-bas, un effeuillage dure environ quinze minutes (contre deux minutes et demie à peine au Crazy Horse). Musique, chorégraphie, costumes, highlights ; chaque danseuse est responsable de la création de ses solos. Pour les duos, il n’y a pas de répétitions mais des scénarios préécrits, des compils et pas mal d’improvisation. « C’était vraiment : fais-toi tes armes. J’ai appris des choses que je trouve essentielles au théâtre : une présence à toute épreuve et la capacité de réagir et d’être souple à l’endroit du plateau. »
Les shows privatisés par les client·e·s sont un moyen de gagner un peu plus d’argent, avec une philosophie de l’établissement encourageant à fixer ses limites. « Très vite j’ai été épuisée. Là où les autres danseuses arrivaient à garder des distances, je m’engageais émotionnellement dans chaque échange. » Après quatre mois, Amandine s’en va et décide de ne jamais revenir.
De retour à Bruxelles, elle n’a pas encore l’idée d’un spectacle, juste quelques notes prises dans un cahier, des bribes de phrases prononcées par ses partenaires danseuses, qu’elle admire beaucoup. Elle s’est promis de se reposer, mais quelque chose lui manque. Elle veut retourner sur scène, inventer de nouveaux numéros. Petit à petit, à partir de son expérience de strip- teaseuse amatrice, elle imagine une forme artistique. Éric le guichetier du cabaret, un foulard de soie reçu en cadeau, une demande oppressante d’un client… Ses bribes de souvenirs, de sensations et d’émotions, elle les fait imploser dans un texte à la poésie puissante. C’est la naissance de Cœur obèse, présenté en avant-première au Théâtre de la Balsamine en mars 2019, lors du Festival XX Time, avec sa programmation dédiée aux artistes femmes. Cœur obèse, comme un cœur qui, d’un instant à l’autre, risque d’exploser. « J’avais l’impression d’avoir inspiré tout ce que les clients disaient, d’avoir été pendue à leurs lèvres. D’avoir inspiré, inspiré, sans jamais pouvoir souffler. » Ce soir-là, dans le théâtre schaerbeekois, les client·es deviennent des spectateur·ices, subjugué·es devant Amandine-Opale.
Pour Amandine, l’expérience d’effeuillage à Paris est indissociable du processus artistique qui a suivi et qui continue à orienter son travail d’actrice, de danseuse et de performeuse. L’endroit de disponibilité pressenti par l’adolescente devant le reportage sur le Crazy Horse, elle y a goûté, c’est devenu une sorte de quête, un rapport purement jouissif au public. Si aujourd’hui elle n’a plus envie de se déshabiller au sens littéral, elle est marquée par le rythme, la structure et la tension propres aux numéros d’effeuillage. « C’est comme si, avec une action qui n’a aucun mystère – du type ouvrir une canette de Coca et la boire –, je créais un numéro de quinze minutes, potentiellement captivant. Je suis accro au fait d’avoir du temps pour réaliser une action simple, créer des moments inattendus, des surprises, des détours, accepter les flottements… Tout en gardant toujours ce lien avec le public : comment on va y arriver ensemble ? Je cherche encore cette action, j’hésite à créer un cabaret où on se rhabille… »
En mars 2024, Amandine sera au festival Guerrières ! à Mons avec un solo de danse écrit et interprété par elle. Dans Album, elle revient sur des moments marquants de sa vie, qu’elle reconnaît aujourd’hui comme des épisodes d’aliénation. « Album est une énumération de souvenirs ayant comme point commun la perte de mon accès à la parole, à la décision, à jouir de moi-même, à décider en fonction de moi et pas d’un·e autre. Un de ces souvenirs se rapporte au strip-tease. » Dans Album, il y aura une scène d’effeuillage, avec un seul vêtement enlevé. Dans ce solo inspiré notamment par la technique du layering, il s’agira autant d’accumuler que d’enlever les couches, dans une tentative effrénée de se réapproprier les moments volés.