Chœur Solitaire

Théâtre
Portrait

Chœur Solitaire

Le 7 Juil 2012

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Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

LORS D’UNE CONFÉRENCE du fes­ti­val d’Avignon 2009, une spec­ta­trice demande à Claude Régy si l’acteur d’ODE MARITIME, Jean-Quentin Chate­lain, a fait un tra­vail spé­ci­fique sur la voix. Cette voix mât­inée d’un vague accent suisse que l’on pour­rait tout aus­si bien imag­in­er du nord de la France ne laisse jamais indif­férent. Voix au tim­bre clair, voix tour à tour évanes­cente et con­crète, elle s’annonce immé­di­ate­ment comme l’expression d’une sin­gu­lar­ité et pour­rait ain­si sug­gér­er chez cer­tains l’idée d’une arti­fi­cielle con­struc­tion. Non, répond Claude Régy, la voix n’a pas été mod­i­fiée ou fab­riquée. Le met­teur en scène pose juste­ment un regard très cri­tique sur l’expressivité des voix et réfute tout excès d’intention, toute into­na­tion trop référencée qui jet­terait comme un sort à chaque mot, leur insuf­flant un sens uni­voque, empêchant le texte de se déploy­er dans l’imaginaire tou­jours con­sid­éré plus large du spec­ta­teur : « Je cherche au max­i­mum à met­tre le spec­ta­teur en rela­tion avec l’écriture, à lui pro­pos­er un rôle act­if, où il ne s’agit pas de voir pas­sive­ment, mais de créer en même temps, à par­tir de ce qui est pro­posé. Il faudrait tou­jours que le pub­lic se sente en état de créa­tion. »1

Fer­nan­do Pes­soa, qui dis­ait pou­voir réin­ven­ter le monde dans l’arrière-salle d’un café de Lis­bonne, a très peu voy­agé. Ce réc­it est celui de tous ses renon­ce­ments. Il est signé Alvaro de Cam­pos, l’un des hétéronymes extraver­tis de Pes­soa qui va pren­dre en charge ce long poème de deux mille vers, tour à tour intime, tris­te­ment lucide, meur­tri et vio­lent. ODE MARITIME est le réc­it d’un homme qui n’a pas vécu sa vie, un homme qui serait prêt à endur­er tous les voy­ages pos­si­bles, suiv­re tout les marins du monde, qu’ils soient pirates ou pêcheurs, pourvu qu’il puisse quit­ter la tran­quil­lité morne de son quo­ti­di­en. Comme beau­coup d’autres textes mon­tés par Régy, celui-ci n’est pas des­tiné au théâtre et comme Pes­soa n’a rien pub­lié de son vivant, le pro­jet même de le porter sur un plateau lui désigne une voix, lui con­fère une réso­nance publique.

Ceux qui ont vu Jean-Quentin Chate­lain dans ce spec­ta­cle se sou­vi­en­nent alors de sa capac­ité à ne pas impos­er une sig­na­ture vocale mais à laiss­er s’instaurer comme un effet d’étrangeté qui ne prendrait jamais le dessus sur le texte, lui préser­vant toute sa force poé­tique, ora­to­rio ou prière à même de con­serv­er l’infinie sig­ni­fi­ca­tion des mots, sans pour autant en évac­uer toute into­na­tion. Ici le tra­vail vocal cherche plutôt à neu­tralis­er tout affect réal­iste, trop vite iden­ti­fi­able. Il en agite d’autres, alter­nant silence, voix basse, ou cris étouf­fé à même de ren­dre compte du déchire­ment de ne pou­voir vivre sa vie, d’une musi­cal­ité inscrite dans la pul­sion même de l’écriture, le sen­ti­ment océanique d’un homme à quai qui regarde un paque­bot entr­er dans le port, d’autres par­tir sans jamais pou­voir les rejoin­dre. Le dépouille­ment du dis­posi­tif scénique con­tribue à cette con­vo­ca­tion où le tra­vail sonore est cen­tral : l’homme, au plus près du pub­lic, est immo­bile sur un pon­ton, comme en sus­pen­sion, éclairé de dis­crètes touch­es de lumière.

Si l’on accepte la pureté recher­chée de Régy, peut-être sommes-nous à même d’y enten­dre alors tout les remords de Pes­soa et dans une écoute encore plus affûtée le chem­ine­ment intime, des renon­ce­ments à la colère, qui fit advenir l’écriture. Les représen­ta­tions D’ODE MARITIME évo­quaient l’homme dis­cret qui arpen­tait les rues de Lis­bonne, cet homme occupé à traduire des let­tres com­mer­ciales dans des bureaux d’import-export et celui qui au tra­vers de ses mul­ti­ples hétéronymes, autres lui-même, décidait de vivre toutes les vies et « sen­tir tout de toutes les manières » :

« Je veux par­tir avec vous, je veux par­tir avec vous,
En même temps avec vous tous
Partout où vous êtes allés !
Je veux affron­ter de front vos périls, sen­tir sur mon
vis­age les vents qui ont ridé les vôtres,
Prêter mon bras à vos manœu­vres, partager
vos tem­pêtes,
Comme vous arriv­er, enfin en des ports
extra­or­di­naires !
Fuir avec vous la civil­i­sa­tion ! »

A

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Claude Régy
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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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