« Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde » (James Joyce)

Entretien

« Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde » (James Joyce)

Le 16 Juin 1991
Monique Ghysens, François Sikivie. IL Y A DES ÉVÉNEMENTS TELLEMENT BIEN PROGRAMMÉS QU'ILS SONT INOUBLIABLES AVANT MÊME D'AVOIR EU LIEU. Photo Lou Hérion
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Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
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Benoit Vreux : La LETTRE A CELLE QUI ÉCRIT LULU/LOVE/LIFE — CINQ CONDITIONS POUR TRAVAILLER DANS LA VÉRITÉ dont nous pro­posons ici un court extrait jette les bases d’une nou­velle problé­matique qui n’é­tait jusqu’i­ci que sous-jacente au Groupov. On a pu dé­finir la recherche du Groupov durant la décade précé­dente comme un ate­lier per­ma­nent sur la thé­ma­tique des Restes. Aujour­d’hui l’é­tape qui s’esquisse pour­rait bien pren­dre pour thème cen­tral la ques­tion de la Vérité. Le Groupov, après dix ans de pra­tique théâ­trale, aurait-il trou­vé quelque chose par­mi les restes du monde, une manière de s’y inscrire … ou d’y résis­ter ?

Jacques Delcuvellerie. IL NE VOULAIT PAS DIRE QU'IL VOULAIT LE SAVOIR MALGRÉ TOUT. Photo Lou Hérion
Jacques Del­cu­vel­lerie. IL NE VOULAIT PAS DIRE QU’IL VOULAIT LE SAVOIR MALGRÉ TOUT. Pho­to Lou Héri­on

Jacques Del­cu­vel­lerie : Tout d’a­bord, nous n’avons jamais eu la pré­tention de vouloir énon­cer le monde. Au con­traire, il faut rap­pel­er que le sen­ti­ment qui a présidé à la fon­da­tion du Groupov était que nous nous sen­tions, à l’époque, inca­pables de le faire. Après cous les dis­cours organ­isés sur le monde et les formes esthé­tiques qui s’en étaient déduites ou inspirées, nous avions le sen­ti­ment d’en­cr­er dans une époque où il n’y avait pas de pla­ce pour nous.
D’une part, glob­ale­ment toutes les visions du monde qui avaient des pré­ten­tions à le com­pren­dre, à l’inter­préter et à le chang­er s’é­taient large­ment effon­drées, en tous cas nous pré­cédaient et nous ne pou­vions les habi­ter. De plus, la forme d’ex­pres­sion qui étaie spon­tané­ment la nôtre, le théâtre, nous sem­blait épuisée, sans plus aucune capac­ité d’in­ter­ven­tion sur le monde ou sur la sen­si­bil­ité. Le théâtre étaie devenu mar­gin­al. Après avoir été le seul art de la représen­ta­tion pen­dant des siè­cles, il deve­nait clair qu’il ne l’é­tait plus et ne le serait plus ja­mais. Or, nous voulions faire quelque chose avec notre corps et l’his­toire qu’il y a dans les mus­cles et les nerfs de cha­cun, le dépôt sédi­men­taire des siè­cles qu’il y a dans la sen­si­bil­ité par­ticulière de chaque être. Cette contra­diction, plutôt que le dés­espoir ou l’autisme, provo­quait en nous un sen­ti­ment vio­lent de dérélic­tion et nous étions, para­doxale­ment, enivrés, éner­gétiquement sur­voltés, des possibili­tés créa­tri­ces que cela nous ouvrait. C’est très curieux.
D’autre part, nous ne pou­vions nous dérober à cette exi­gence fonda­mentale de la moder­nité, que l’histoi­re des formes nous léguait, qui est l’oblig­a­tion de se con­fron­ter avec l’é­tat de l’in­stru­ment d’ex­pres­sion dans lequel nous tra­vail­lons. C’est comme ça qu’on a com­mencé, dans le règle­ment de compte avec ce qui nous struc­turait, et c’est comme ça que j’ai envie de con­tin­uer. Pra­tique finale­ ment assez sou­ple, puisque ça nous amène à tra­vailler même, par­fois, avec des morceaux de réper­toire.
Nous restons fidèles à notre ambi­tion ini­tiale que, dès le mois de mai 1980, Eric Duy­ck­aerrs définis­sait comme ceci : « Le Groupov est une en­ treprise expéri­men­tale au sens pre­mier du terme : celui de la tra­ver­sée d’un ter­ri­toire incon­nu. Par con­tre, il ne con­stitue pas un lab­o­ra­toire ‑le­quel, par déf­i­ni­tion, simule et réduit les ter­rains de l’ex­péri­ence pour s’en assur­er la maîtrise. » Aujour­d’hui, plus que jamais, nous devons tra­vailler avec ce que nous ne savons pas encore.
C’est dans ce cadre, qui a con­nu, avec KüNIEC (GENRE THÉÂTRE) une forme rel­a­tive d’accomplisse­ment, une sorte de « mag­ni­fi­ca­tion » de ce sur quoi nous tra­vail­lions depuis dix années, que la ques­tion de la « Vé­rité » s’est pro­filée. Notre expéri­ence de la « perte » et des « restes » com­mençait à devenir con­fort­able. Qu’on ne s’y trompe pas : le Groupov n’est pas à la recherche d’un dogme ou d’une théorie glob­al­isante. Il ne s’ag­it pas de définir, ni de trou­ver, ni même de chercher La Vérité. Il s’ag­it d’aller plus loin que lorsque nous disions : « Jadis la scène était ‘théâtre du mon­de’. Cer­tains crurent même que l’homme pour­rait y fig­ur­er l’avenir de l’homme. Quand il n’y a plus de vi­sion du monde, même absurde, même en miettes, qu’en est-il de la scène ‘théâtre du monde’?»
Nous fai­sions alors un con­stat et dres­sions, à notre usage (pas plus), une sorte d’é­tat des lieux. Nous vou­lons main­tenant pass­er du tra­vail sur la perte et le deuil, du tra­vail sur les restes, à une atti­tude plus active. Nous dis­ant sim­ple­ment ceci : si les grandes répons­es passées et l’insou­ ciance présence à la ques­tion de la « Vérité » , si même les manières pas­ sées et présentes d’en­vis­ager qu’il y a ou non une ques­tion de la « Vérité » nous parais­sent inadéquates, obso­lètes, voire dan­gereuses, cela ne sup­ prime pas le fait qu’il y a bien « une ques­tion-de-la-ques­tion de la Vérité ».
Ces dix dernières années, por­tant le deuil de toute représen­ta­tion ordon­née selon une représen­ta­tion de la « Vérité » , ou même de sa recherche, nous n’évi­tions pas cette ques­tion, mais nous évi­tions d’y ré­pondre. Cela nous sem­ble aujour­d’hui insuff­isant. Notre sen­ti­ment de ‘dérélic­tion’, notre ‘perte fon­da­men­tale’, etc. , toutes ces notions gui ont ac­ com­pag­né les déburs du Groupov dans un cli­mat exarcer­bé de vio­lences et d’an­goiss­es, tout cela — tel quel — mérite d’être réin­ter­rogé.
En 1985, Francine Landrain a opéré une pre­mière ten­ta­tive de dé­ passe­ment en pro­posant le con­cept-atti­tude de ‘nou­velle naïveté’. Elle en don­nait la déf­i­ni­tion suiv­ante : « la nou­velle naïveté est celle de gens guiont par­cou­ru la décon­struc­tion jus­qu’aux lim­ites de leurs forces et ré-explorent hardi­ment le champ de la re­présentation » , où l’on voit surtout le désir de sor­tir de notre état précé­dent, de ne pas y croupir, mais pas d’indi­ca­tion sur ce qui fonderait en vérité cette atti­tude nou­velle. Le spec­ta­cle de cet­ te époque THE SHOW MUST GO ON a bien traduit ce désir, tout en lais­sant devin­er cette faib­lesse. En écrivant depuis LULU/LOVE/LIFE, Francine réin­vente hardi­ment une véri­ta­ble histoi­re avec de vrais per­son­nages. Mais si, dans cette nou­velle pièce, le plaisir de la fable est enfin retrou­vé, les person­nages où elle s’in­car­ne sont, plus que jamais, des êtres en état d’ur­gence et totale­ment per­dus. L’in­tro­duc­tion de la télévi­sion comme acteur du drame traduit même le détourne­ment per­vers de l’outil qui nous sert à tra­vailler : la représen­ta­tion. Non seule­ment la « Vérité » est per­due mais on prophé­tise la cor­rup­tion défini­tive de notre instru­ment spé­ci­fique de con­nais­sance.
Notre ques­tion­nement, expri­mé ain­si, a l’air abstrait. Il faudrait par­ler des méth­odes, des batailles, par quels types d’ascèse et quels types d’in­com­préhen­sion entre les gens qui étaient embar­qués dans la même aven­ture, ou par quelles trahisons, par quels renon­ce­ments suc­ces­sifs cela est arrivé. Com­ment, par exem­ple, en par­tant du refus absolu de négoci­er du texte en scène, les gens ont com­mencé à écrire. Le texte de Francine Landrain COMMENT ÇA SE PASSE a ten­té en son temps et dans une forme par­ti­c­ulière, d’en ren­dre compte. Il y a aujour­d’hui, sous forme épis­to­laire, ces CINQ CONDITIONS POUR TRA­VAILLER DANS LA VÉRITÉ que j’ai écri­tes à Francine. Je ne sais pas ce que je peux ajouter à cela.
Chaque étape du Groupov s’est con­sti­tuée sur un désir, un défi, comme c’est le cas — espérons-le — pour cha­cun qui fait du théâtre, donc aus­si un refus. Les pro­jets finis­saient par se con­cen­tr­er en fonc­tion de ce qu’on ne pou­vait plus sup­port­er de ce qu’on avait fait avant et de ce qui nais­sait à par­tir de là. Et pour cela il fal­lait in­venter à chaque fois ses pro­pres méth­odes de tra­vail. Je pense qu’on peut juger la rigueur d’un pro­jet créatif aux méth­odes qu’il est con­traint d’in­ven­ter pour se met­tre en œuvre.
Qui n’a pas besoin de con­cevoir, pour sa créa­tion, des méth­odes qui n’ont jamais existé avant lui, est dans un autre pro­jet que celui qui nous requiert.
Mais aujour­d’hui, c’est perçu comme extrême­ment infan­tile de vouloir faire quelque chose de neuf. Ou même de con­tin­uer à tra­vailler dans le deuil que ce n’est plus pos­si­ble, ce qui est plutôt notre sit­u­a­tion, car nous n’avons pas la pré­ten­tion d’in­ven­ter une forme nou­velle.

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Jacques Delcuvellerie a fondé le Groupov en 1980. Metteur en scène et théoricien, il enseigne...Plus d'info
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