Heiner Müller : Le Théâtre, c’est l’Utopie

Heiner Müller : Le Théâtre, c’est l’Utopie

« Hamlet-machine », mis en scène par Jan Decorte

Le 14 Juil 1982
Hamlet-machine Het Trojaanse Paard, de Beursschouwburg 1981. Photos Herman Sorgeloos.
Hamlet-machine Het Trojaanse Paard, de Beursschouwburg 1981. Photos Herman Sorgeloos.

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Hamlet-machine Het Trojaanse Paard, de Beursschouwburg 1981. Photos Herman Sorgeloos.
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Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
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Il a déjà souvent été question dans Alternatives théâtrales de la pièce de Heiner Müller, Ham let-machine. Encore une fois nous avons trouvé qu'il fallait parler de la mise en scène étonnante de Jan Decorte réalisée cet hiver au Beurschouwburg, à l'occasionde l'invitation de ce spectacle au Holland Festival et sa reprise en septembre prochain à Bruxelles.

La pièce de Hein­er Müller, Die Ham­let­mas­chine, con­naît une bien curieuse des­tinée. En RDA, son pays d’o­rig­ine, elle n’est pas encore pub­liée. La créa­tion mon­di­ale à eu lieu à Brux­elles et Paris, en tra­duc­tion française. La République fédérale con­naît déjà, à son sujet, une cer­taine tra­di­tion d’échecs ; qu’ils soient mérités ou non.1 Et voilà qu’après des années de silence, le théâtre néér­lan­do­phone témoigne tout à coup d’un sin­guli­er intérêt pour l’au­teur et son œuvre. Les mis­es en scène se suc­cè­dent à la cadence d’un feu roulant : en octo­bre, le Tro­jaanse Paard à Brux­elles, en mars, le Théâtre uni­ver­si­taire d’Am­s­ter­dam, en avril, le Globe à Eind­hoven. C’est Jan Decorte qui a mis le feu aux poudres. C’est sa mise en scène dans une pro­duc­tion con­jointe du Tro­jaanse Paard et du Beurss­chouw­burg que je voudrais évo­quer ici.

Hein­er Müller est un dra­maturge insoumis. Sans souci des modes qui régis­sent l’ex­pres­sion théâ­trale d’au­jour­d’hui, il pra­tique, depuis des années déjà, un lan­gage fait de vital­ité et d’éro­tisme, tout imprégné de sueur et de sang. Des textes à l’é­tat brut, faits de frag­ments, de morceaux et parsemés d’embûches à tra­vers lesquelles le spec­ta­teur doit chercher sa route. Un dra­maturge poli­tique dont l’ac­tion vise à cass­er l’at­ti­tude de con­som­ma­teur du spec­ta­teur, à bous­culer les idées reçues et les vérités de principe. « Le théâtre, c’est l’u­topie » dit Müller, « Si le théâtre ne pro­pose pas, ne serait-ce qu’à mots cou­verts, une réal­ité dif­férente de celle que le spec­ta­teur vient de quit­ter et qu’il retrou­vera en sor­tant, alors, le théâtre ne m’in­téresse absol­u­ment pas. » (« Wenn im The­ater nicht wenig­stens andeu­tungsweise eine andere Wirk­lichkeit ent­wor­fen wird als die, aus der die Zuschauer kom­men und in die sie gehen, dann inter­essiert mich The­ater über­haupt nicht. »2

Die Ham­let­mas­chine, vingt-six­ième pièce de Müller, occupe une place impor­tante dans son œuvre. Il y exprime, en neuf pages, à peu près tout ce qu’il porte en lui de désirs, d’ob­ses­sions, de passé, de lan­gage, le tout rassem­blé en une mys­térieuse har­monie. On a dit que le mys­tère, lorsqu’il prend corps, perd sa beauté ; que Müller écrit un « théâtre par­lé» ; que seule une extrême con­cen­tra­tion de l’at­ten­tion sur le lan­gage, que l’on pour­rait com­par­er à l’au­di­tion d’une pièce radio­phonique, peut per­me­t­tre au texte de don­ner sa pleine mesure3. On a dit que le lan­gage était trop intime­ment lié à la pen­sée ; que si l’on veut faire pénétr­er un texte de ce genre jusqu’au sub­con­scient, il faut utilis­er des images, tout un flux d’im­ages mar­quantes4. L’on a dit aus­si que Ham­let-machine était la vision d’un marx­iste sur l’his­toire5. On a dit enfin que le marx­isme avait vécu ; que Müller avait enter­ré la hache de guerre de l’his­toire, que seule sub­sis­tait encore la folie et on a fait référence à Fou­cault, Der­ri­da, Deleuze, Bau­drillard6. Que de con­tra­dic­tions ! Des con­tra­dic­tions qui ne font qu’é­tay­er la thèse de Müller selon laque­lle au théâtre, les textes les moins théâ­traux sont en fait, les plus pro­duc­tifs.

Mauser. Die Ham­let­mas­chine. Hein­er Müller. Les œuvres de Hein­er Müller sont sou­vent représen­tées groupées. En une seule soirée ou répar­ties sur toute une sai­son théâ­trale, comme ce fut le cas à Bochum.
Die Schlacht, Der Auf­trag (dans une mise en scène de l’au­teur), Quar­tett, Herzstück. Il ne s’ag­it pas là d’une sim­ple ques­tion d’é­conomie théâ­trale (longueur des textes, accroisse­ment de la pro­duc­tiv­ité) mais bien d’une mise en évi­dence du car­ac­tère par­ti­c­uli­er de l’œu­vre de Müller : les pièces s’é­clairent mutuelle­ment, se répon­dent entre elles, avec de nom­breux silences, des dis­cor­dances et des moments de réc­on­cil­i­a­tion :

Mauser :
« je suis un homme. L’homme n’est pas une machine. »
(« Ich bin ein Men­sch. Der Men­sch ist keine Mas­chine. »)

Die Ham­let­maschin
«Je veux être une machine. »
(« Ich wil1 eine Mas­chine sein. »)

Der Auf­trag :
«Pourquoi ne sommes-nous pas tout sim­ple­ment nés arbres ? »
(« Warum sind wir nichte­in­fach ais­Baüme geboren ? »)

Quar­tett :
«Le plus grand bon­heur est le bon­heur des ani­maux. »
(« Dashôch­steGlück­ist­das­Glück­derTiere. »)

Dans ce dia­logue per­ma­nent entre les textes, Mauser et Die Ham­let­mas­chine sont devenus des parte­naires priv­ilégiés7. Pré­cisé­ment à cause de leurs diver­gences fon­da­men­tales. Mauser est, avant tout, un Lehrstück (pièce didac­tique) et c’est dans cet esprit que Jan Decorte l’a traité : pré­ci­sion, rigid­ité, noir et blanc, un por­trait de Brecht à l’a­vant, côté jardin, dans le fond, au cen­tre, une pho­togra­phie en couleur de Staline souri­ant ; qua­tre chais­es, per­son­nage A, per­son­nage B. Die Ham­let­mas­chine n’a rien d’un Lehrstück. Il n’y a plus rien à appren­dre. L’au­teur décline toute respon­s­abil­ité. Il s’ef­face. Dans la mise en scène du Tro­jaanse Paard, cet « efface­ment » se traduit d’ailleurs dans les faits. Mauser se joue à l’a­vant-scène, sous le nez du pub­lic. Ham­let­mas­chine, par con­tre, dans l’e­space scénique, par delà le rideau de fer. Cette régres­sion sur l’axe spa­tial, de l’a­vant vers l’ar­rière, du haut vers le bas, met en évi­dence la con­ti­nu­ité entre ces deux pièces si dif­férentes. Con­ti­nu­ité qui se retrou­ve au niveau des per­son­nages : la manière qu’a le per­son­nage A, dans Mauser, de se tenir à l’ex­trême bord de sa chaise rap­pelle l’at­ti­tude d’Ham­let ; l’élo­cu­tion très « maîtresse d’é­cole » de B, rap­pelle la voix d’Ophélie. De cette manière, la com­plex­ité, déjà déroutante en soi, des per­son­nages de Ham­let-machine, est encore accen­tuée par le sou­venir que le spec­ta­teur garde de l’in­ter­pré­ta­tion de Mauser et le dia­logue qui s’établit entre les deux pièces n’en devient que plus évi­dent et plus per­cep­ti­ble.

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