Le tout n’est qu’un (mauvais) rêve d’artiste : le Roi Soleil Louis XIV (auquel Georg Friedrich prête ses traits), une ridicule perruque à allonge sur la tête, s’étire avec affectation, assis sur des coussins rebondis – sous une tente d’apparat estampillée Louis Vuitton et surmontée du soleil de Versace –, et s’interroge d’une voix très nasillarde : « Oui, faut-il interdire Monsieur de Molière ? ». Ce Monsieur de Molière, dramaturge, metteur en scène et directeur de théâtre de son métier, a écrit pour sa compagnie une pièce dans laquelle il attaque la bigoterie du clergé.
Et de ce fait, l’archevêque de Paris veut convaincre le roi d’interdire Tartuffe, voire, dans la foulée, la compagnie de Monsieur de Molière.
Cet archevêque (incarné par Lars Rudolph) est même encore un peu plus répugnant que Louis XIV. Sournois et enclin au complot, il se faufile parmi des francs-juges aux allures de membres du Ku Klux Klan, sur la sensationnelle scène panoramique d’Aleksandar Denic, qui contient également une monumentale roulotte bordée d’un tréteau – le théâtre ambulant de Molière, qui doit être interdit du point de vue de l’évêque. Nous avons depuis longtemps déjà fait la connaissance de Monsieur de Molière (alias Alexander Scheer), de ses amours, de ses maîtresses et bien sûr de ses acteurs : un artiste, passablement écorché par toutes ses déchirantes tentatives artistiques et amoureuses sous le soleil de la bienveillance royale, qui menace néanmoins de se refroidir. Tout comme s’est soudain refroidi l’amour des hauts dirigeants de Berlin pour leur plus célèbre directeur de théâtre, Frank Castorf, qui aborde aujourd’hui sa propre histoire à l’aide de celle de Monsieur de Molière.
Car quand on est un grand artiste, on voudrait aussi avoir de grands adversaires. Pas des petits fonctionnaires de parti incompétents, qui ne comprennent rien du tout à l’art sur lequel ils ont un pouvoir de décision. Quand on est un artiste de la trempe d’un Frank Castorf, on aimerait avoir pour adversaire au moins Louis XIV ou l’archevêque de Paris. Au besoin, on accepterait même un Joseph Staline ; c’est dans son Union soviétique très réglementée et absolutiste que l’écrivain Mikhaïl Boulgakov, en butte à des difficultés, a jadis lui aussi trouvé en Molière une figure emblématique de ses propres problèmes dans le conflit entre art et pouvoir. Et Frank Castorf a ainsi utilisé le matériel Molière rassemblé par Boulgakov dans les années 1930 comme base d’une mise en scène qui parlerait en fait de lui-même.