Création et retour au pays natal

Entretien
Théâtre

Création et retour au pays natal

Entretien avec Claudio Bernardo

Le 22 Juil 2021
Vincent Clavaquera, Fatou Traoré et Gabriela Iacono en répétition pour Après les Troyennes, Claudio Bernardo, Bruxelles : Théâtre Varia, 2021. Photo : Pierre Ghyssens.
Vincent Clavaquera, Fatou Traoré et Gabriela Iacono en répétition pour Après les Troyennes, Claudio Bernardo, Bruxelles : Théâtre Varia, 2021. Photo : Pierre Ghyssens.

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Vincent Clavaquera, Fatou Traoré et Gabriela Iacono en répétition pour Après les Troyennes, Claudio Bernardo, Bruxelles : Théâtre Varia, 2021. Photo : Pierre Ghyssens.
Vincent Clavaquera, Fatou Traoré et Gabriela Iacono en répétition pour Après les Troyennes, Claudio Bernardo, Bruxelles : Théâtre Varia, 2021. Photo : Pierre Ghyssens.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Tu es en Bel­gique depuis 35 ans, mais tu as tou­jours gardé le lien avec le Brésil, en faisant des allers et retours depuis l’Europe, des créa­tions ici et là-bas. Com­ment as-tu perçu l’évolution, au Brésil, ces quinze ou vingt dernières années, des arts vivants, sur les plans artis­tique, péd­a­gogique, poli­tique ?

Quand j’ai com­mencé la créa­tion en pas­sant par Mudra1 et le con­cours de Lau­sanne Choré­graphes-Nou­veaux (j’y ai reçu le Prix à 22 ans), j’ai ressen­ti comme un devoir, une mis­sion de trans­met­tre mes acquis. J’avais vu, pen­dant ma for­ma­tion, les pre­mières pièces d’Anne Tere­sa De Keers­maek­er, de toute la nou­velle généra­tion, en Bel­gique, qui avait éclos et qui a com­plète­ment changé mon point de vue sur l’art de la danse. La danse con­tem­po­raine explo­sait en France, Pina Bausch sur­gis­sait en Alle­magne, c’était une sorte de révo­lu­tion dans la dis­ci­pline qui a tout de suite inter­pel­lé les autres arts : théâtre, opéra, musique, arts plas­tiques.
La danse n’est plus une illus­tra­tion, un diver­tisse­ment à plac­er entre deux actes à l’opéra, ni une quête de fig­ures « embel­lis­santes », elle com­mence à avoir de la rugosité.
À ce moment-là, j’ai fait mon pre­mier duo avec Ida De Vos, His­toire de sel, sur les musiques du film Orfeu negro2 et Bach. Je dévelop­pais une sorte d’art qui n’était plus du tout celui que je pra­ti­quais quand je suis par­ti du Brésil. J’ai donc ressen­ti comme une mis­sion d’y retourn­er, dans ma région du Nordeste, à For­t­aleza, dans l’État du Ceará. La danse n’était enseignée que dans les académies, il n’y avait pas de com­pag­nies, pas de fes­ti­vals, c’était une sorte de néant. En arrivant là-bas, en 1989, je suis allé dans le très beau théâtre José de Alen­car, qui était presque en ruines mais était l’objet d’un beau pro­jet de réno­va­tion. J’ai obtenu qu’on me prête la salle pour présen­ter un solo, et j’ai souhaité que ce soit gra­tu­it pour le pub­lic. J’imaginais que j’allais pro­duire un choc, car ce que je présen­tais n’était plus inspiré d’un lan­gage clas­sique ou néo-clas­sique. Ma pra­tique a attiré l’attention du pub­lic mais aus­si d’une série d’artistes. Pour­tant, il s’agissait d’un solo assez com­plexe, Rap­tus3.
J’ai aus­si fait une adap­ta­tion de L’Après-midi d’un faune : il s’agissait d’un faune du Nordeste avec une nymphe qui était une fille qui s’amusait avec des jou­ets d’enfants brésiliens.
En 1993, une bien­nale de danse a été créée dans l’État du Ceará par des amis (l’un d’eux avait tra­vail­lé avec Frédéric Fla­mand sur La chute d’Icare). Elle avait un pro­jet poli­tique. Pro­longeant la démarche que j’avais ini­tiée, toutes les représen­ta­tions y étaient gra­tu­ites.
Les com­pag­nies invitées venaient de France, de Bel­gique, de Hol­lande, d’Allemagne.
Ce fes­ti­val a pris de l’ampleur et est devenu un des plus grands événe­ments de danse con­tem­po­raine du Brésil. J’ai un peu joué le rôle d’ambassadeur pour les com­pag­nies belges. Le directeur de la Bien­nale, David Lin­hares, a fait un tra­vail extra­or­di­naire. Plusieurs groupes sont apparus dans l’État du Ceará. Les représen­ta­tions n’avaient pas lieu seule­ment à For­t­aleza mais dans tout l’État (dont la taille égale celle de la Bel­gique). Toute une organ­i­sa­tion de trans­ports (bus, camions pour les décors) a été mise en place. Les spec­ta­cles avaient lieu sur les places publiques, réu­nis­sant des enfants et des adultes qui, pour la plu­part, n’avaient jamais vu de spec­ta­cle de théâtre. Ce fut une explo­sion extra­or­di­naire ; des écoles sont nées, un peu sur le mod­èle de Mudra, ce qui a per­mis un véri­ta­ble développe­ment de la créa­tion choré­graphique.
Un des danseurs qui fai­sait ses pre­mières pièces, Mar­cos Fauller Sil­va de Fre­itas, a été invité par Rachid Ouram­dane4 pour par­ticiper à un de ses spec­ta­cles à Paris5. Cela lui a per­mis ensuite de fonder sa com­pag­nie et d’inventer un nou­veau lan­gage, fruit de ses mul­ti­ples expéri­ences, et assez révo­lu­tion­naire dans la nudité et l’explosion des sens. En très peu de temps on est passé d’un néant à une explo­sion d’expériences vrai­ment nou­velles.
À tra­vers cette bien­nale, beau­coup de choré­graphes basés comme moi en Europe ont pu par­ticiper à ce renou­veau. Cer­tains sont même revenus au Brésil, comme Lia Rodrigues et Marce­lo Evelin. Leur démarche ne con­siste pas à présen­ter leurs spec­ta­cles (ceux qu’ils avaient créés en Europe) : ils se sont insérés dans des milieux soci­aux dif­fi­ciles, comme les fave­las, et ont com­mencé à tra­vailler avec des com­mu­nautés pré­caires. Cette démarche est par­ti­c­ulière­ment sub­ver­sive, c’est le con­traire d’aller à Rio pour tra­vailler avec la haute société et les académies de danse chics : elle per­met une explo­sion à la fois esthé­tique et poli­tique. Dans la danse de Lia Rodrigues il y a une affir­ma­tion de la nudité qui est le signe d’un état d’esprit, d’une révolte interne poussée par la pau­vreté, comme l’expression de la sit­u­a­tion poli­tique et sociale du Brésil. Il en est de même dans le tra­vail de Marce­lo Evelin. La danse « jolie » va dis­paraître au prof­it « d’actions » dans des espaces qui ne sont pas néces­saire­ment théâ­traux, mais plutôt des espaces indus­triels ou d’anciens super­marchés au sol en béton. Les corps sont empreints de pous­sière, de saleté, mais appa­rais­sent comme art et comme reven­di­ca­tion. Tout cela ne s’est pas fait sans douleur, sans aban­don, sans perte.

Vincent Clavaquera en répétition pour Après les Troyennes, Claudio Bernardo, Bruxelles : Théâtre Varia, 2021. Photo : Pierre Ghyssens.
Vin­cent Clava­que­ra en répéti­tion pour Après les Troyennes, Clau­dio Bernar­do, Brux­elles : Théâtre Varia, 2021. Pho­to : Pierre Ghyssens.

Com­ment ces expéri­ences ont-elles pu être financées ?

Beau­coup de leurs finance­ments vien­nent du secteur social, pas du secteur cul­turel. C’est aus­si une forme de sub­ver­sion. On sait que la cul­ture n’est pas aidée : com­ment faire, alors, pour que dans les fave­las, les jeunes puis­sent béné­fici­er d’un enseigne­ment de danse après les cours ? Le Kun­sten­fes­ti­valde­sarts a fait venir Lia Rodrigues, Bruno Bel­trão et Marce­lo Evelin : il était intrigué par ces Brésiliens qui, après avoir tra­vail­lé en Europe avec des artistes comme Maguy Marin ou Mathilde Mon­nier, sont retournés au Brésil et se sont ancrés dans des lieux défa­vorisés pour dévelop­per cette démarche très orig­i­nale. Dora Andrade, qui a tra­vail­lé à l’école de Pina Bausch à Essen, a aus­si entamé, en 1991, un tel tra­vail à For­t­aleza avec des enfants extrême­ment pau­vres qui, pour sur­vivre, tri­aient les déchets dans des décharges publiques. Elle leur a don­né des cours de danse. C’était au départ des gestes très sim­ples : pren­dre soin de son corps, se peign­er, avoir un mail­lot de bal­let ; elle a fini par mon­ter une école en obtenant de l’aide du secteur social mais aus­si de la fon­da­tion Ayr­ton Sen­na, et a ain­si pu dis­pos­er d’un bâti­ment sur trois niveaux com­prenant les locaux de la com­pag­nie, les ate­liers et l’école pour les enfants et ado­les­cents. Une autre com­pag­nie a vu le jour, créée dans une com­mu­nauté de pêcheurs par Flávio Sam­paio (qui a été danseur au Bol­choï et maître de bal­let au Théâtre Munic­i­pal de Rio), et aidée par Petro­bras. C’est en voy­ant les enfants de sa région natale qui aimaient beau­coup danser le for­ró (une danse tra­di­tion­nelle brésili­enne) qu’il a com­mencé à enseign­er la danse – ensuite une com­pag­nie est née. J’ai don­né ces exem­ples pour mon­tr­er ce qui est arrivé dans les vingt dernières années : des artistes recon­nus à l’étranger sont ren­trés au pays, se sont insérés dans un tis­su social sou­vent défa­vorisé et ont per­mis la for­ma­tion et la créa­tion.

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Claudio Bernardo
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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