Minorer, majorer – Dialectique de la légitimation des genres artistiques 

Entretien

Minorer, majorer – Dialectique de la légitimation des genres artistiques 

Entretien avec 
Emmanuel Wallon

Le 28 Fév 2023

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

Nous avons voulu pub­li­er ce numéro en guise de man­i­feste pour des formes d’art dites mineures, évidem­ment majeures selon nous. Sur le plan his­torique, à quand remonte ce cli­vage entre des formes d’art déval­orisées et d’autres qui seraient priv­ilégiées, cette dichotomie entre des formes jugées seule­ment plaisantes et diver­tis­santes, face à d’autres qui seraient impor­tantes et essen­tielles ?

Nils Dreschke dans The Ventriloquists Convention, mise en scène de Gisèle Vienne, création 2015 à Internationales Sommerfestival Kampnagel, Hamburg (DE). Photo Estelle Hanania.
Nils Dreschke dans The Ven­tril­o­quists Con­ven­tion, mise en scène de Gisèle Vienne, créa­tion 2015 à Inter­na­tionales Som­mer­fes­ti­val Kamp­nagel, Ham­burg (DE). Pho­to Estelle Hana­nia.

La dichotomie entre des formes dites mineures et d’autres qual­i­fiées de majeures sug­gère d’abord à l’oreille une hiérar­chie entre les class­es d’âge des des­ti­nataires, les enfants étant inféri­or­isés par rap­port aux adultes. Mais c’est surtout le cli­vage entre l’élite et le peu­ple qui lui sert de matrice. 

Au cours de l’Histoire, cette oppo­si­tion évolue en fonc­tion de la struc­tura­tion sociale, selon qu’elle sépare une rare aris­to­cratie d’une vaste paysan­ner­ie, qu’elle dis­tingue une classe bour­geoise plus nom­breuse, com­mu­ni­quant à tra­vers toutes sortes de couch­es inter­mé­di­aires jusqu’aux strates les plus hum­bles de la pop­u­la­tion, ou qu’elle se car­ac­térise comme de nos jours par la dom­i­na­tion numérique – sinon poli­tique et idéologique – des couch­es moyennes. Tan­dis que la société change de phy­s­ionomie, pas­sant d’un aspect pyra­mi­dal à un aspect ovoïde, les noms employés depuis ses som­mets pour en désign­er la base se mod­i­fient, tout en con­ser­vant une con­no­ta­tion con­de­scen­dante, suiv­ant que l’on évoque la plèbe, le vul­gaire ou la pop­u­lace… Le vocab­u­laire et les per­cep­tions se trans­for­ment cepen­dant à la fin du xixe siè­cle, sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation, dès lors qu’une par­tie des élites instru­ites craint d’être sub­mergée par la masse, parce que les tech­niques de repro­duc­tion per­me­t­tent de dif­fuser dans l’ensemble de la pop­u­la­tion des infor­ma­tions et des mélodies, des images et des mes­sages jusque-là réservés à une infime minorité. La poussée de la mul­ti­tude et l’assaut du mul­ti­ple bous­cu­lent les critères de classe­ment des œuvres et des gen­res. 

Il ne faut toute­fois pas con­fon­dre ceux-ci avec celles-là. L’exercice de la dis­tinc­tion, qui est à la source même du juge­ment esthé­tique, con­tin­uera tou­jours de s’effectuer dans un genre minoré aus­si bien qu’au sein d’un genre majoré, parce que les deux sont vis­ités par des ama­teurices plus ou moins éclairé·e·s, libres d’élire les objets qui leur sem­blent les plus sub­tils, les plus raf­finés, désir­ables ou émou­vants dans leur art de prédilec­tion. Les mou­ve­ments internes aux caté­gories cham­boulent leurs pro­pres con­tours et finis­sent par affecter leur classe­ment. Par exem­ple, le suc­cès cri­tique de cer­tains romans policiers, qui leur con­fère le statut d’œuvres majeures à l’aube du genre, à la fin du xixe siè­cle et dans la pre­mière moitié du xxe, con­tribue à faire grimper celui-ci dans la hiérar­chie lit­téraire, au point qu’un jour la « Série noire » de Gal­li­mard (lancée en 1948) se hisse à la hau­teur de la NRF (Nou­velle Revue française, dont les édi­tions démar­rent en 1911). Dans Les Règles de l’art, Pierre Bour­dieu1 mon­tre à par­tir du cas de Gus­tave Flaubert que ces recon­fig­u­ra­tions résul­tent surtout des straté­gies des agents à l’intérieur d’un champ ou d’un sous-champ – en l’occurrence celui du roman – tra­ver­sé par des logiques de dom­i­na­tion. Mais dans un pays comme la France, l’État joue un rôle essen­tiel dans ces pro­gres­sions et glisse­ments sur l’échelle des valeurs, car il dis­pose d’académies ou d’instances spé­cial­isées dans les opéra­tions de classe­ment, de pro­mo­tion et d’exclusion. En a longtemps témoigné le face-à-face entre les théâtres que l’on dis­ait « priv­ilégiés », au sens strict car dotés de prérog­a­tives et de sub­ven­tions, et les théâtres de la Foire sur lesquels les artistes inven­tèrent néan­moins des formes sin­gulières (pan­tomimes avec ou sans pan­car­tes, jeu sur échas­s­es, par­o­dies et toutes sortes d’artifices) pour con­tourn­er les inter­dits de la Comédie-Française ou de l’Opéra. À l’époque con­tem­po­raine, l’ébranlement des caté­gories ne procède pas seule­ment des muta­tions du pou­voir qui adoucit la cen­sure, assou­plit ses lois et élar­git l’éventail de ses critères de choix, il découle aus­si de l’affirmation de nou­veaux cli­vages : d’abord entre l’artisanat et l’art – une antin­o­mie qui n’a cessé de se ren­forcer depuis la Renais­sance –, ensuite entre une cul­ture de masse jugée alié­nante et une cul­ture savante qui se voudrait éman­ci­patrice, laque­lle se voit par­fois appel­er « haute cul­ture », voire – curieux pléonasme – « cul­ture cul­tivée ». Cette con­cep­tion binaire n’émane pas tant des organes poli­tiques, même s’ils con­courent à la fix­er, que d’une par­tie des intel­lectuels qui s’alarment des empiète­ments des indus­tries de pro­gramme dans les domaines du savoir et de l’imaginaire.

L’imprimerie, avec ses rota­tives capa­bles de cracher à la chaîne des mag­a­zines et des livres de poche, la pho­togra­phie, la radio, le ciné­ma et la télévi­sion… Bien avant le règne d’Internet, dès les années 1920 et 1930, des philosophes, des écrivains et des artistes soupçon­naient les moyens de (re)production de masse d’affadir ou d’abâtardir la cul­ture éthérée, d’une part, et d’encourager des formes qui flat­tent directe­ment les affects de la foule, d’autre part, au risque d’échauffer ses pas­sions – y com­pris au prof­it de régimes autori­taires.

La sit­u­a­tion est plus con­fuse de nos jours, car la déter­mi­na­tion des hiérar­chies de valeurs s’effectue sous les feux croisés de trois puis­sances.

Des autorités nationales et ter­ri­to­ri­ales, pro­fes­sant un éclec­tisme de bon aloi dans l’espoir de con­cili­er des deman­des sociales con­cur­rentes, se mon­trent plus accueil­lantes à des modes d’expression jusqu’alors mar­gin­al­isés, de même qu’à de nou­velles formes encore bal­bu­tiantes.

Des académies vieil­lis­santes, vis­i­bles ou « invis­i­bles », pour repren­dre une expres­sion de Philippe Urfali­no2, voient déclin­er les moyens de pre­scrip­tion dont elles dis­po­saient autre­fois, tout en gar­dant une posi­tion prépondérante dans la course aux ressources publiques. Enfin, les majors des réseaux numériques, plates-formes d’agrégation de con­tenus aux algo­rithmes sou­verains, ne sélec­tion­nent pas les œuvres en fonc­tion de leur degré de dig­nité sup­posé, mais tout bon­nement au regard de l’intérêt que telle ou telle famille d’internautes man­i­feste à leur endroit. Leur influ­ence l’emporte sur les autres. La révo­lu­tion numérique boule­verse l’indexation des valeurs, la tax­i­nomie des gen­res et la clas­si­fi­ca­tion des œuvres. 

En France, on peut con­sid­ér­er que Jack Lang (avec le con­cours de Robert Abirached à la Direc­tion du théâtre et des spec­ta­cles) a démodé ce cli­vage ances­tral, dans les années 1980, en intro­n­isant plusieurs formes d’art pop­u­laire qui con­nais­saient un renou­veau. En ter­mes de poli­tique cul­turelle, peux-tu nous par­ler de ce moment de bas­cule qui fait suite à Mai 68 ?

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Emmanuel Wallon
Arts mineurs
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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