Tropisme, une création de Michel Lestréhan, entre jeu des formes et anamorphose des masques du Tirayattam

Danse
Portrait

Tropisme, une création de Michel Lestréhan, entre jeu des formes et anamorphose des masques du Tirayattam

Le 16 Déc 2020
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LESTREHAN, debouts, PKB Swaroop, Alioune Diagne allongés, Alseye Ndao, Sharath Amarasingam
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LESTREHAN, debouts, PKB Swaroop, Alioune Diagne allongés, Alseye Ndao, Sharath Amarasingam
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 140 - Les enjeux du masque
140

Alors qu’il avait suivi l’enseignement de Car­olyn Carl­son, en 1976, tout en tra­vail­lant avec les com­pag­nies de Dominique Boivin et de Karine Sapor­ta, Michel Lestréhan fit en 1980 la ren­con­tre, déci­sive, d’Elsa Wolias­ton et d’Hideyuki Yano.1 Mais il pra­ti­qua égale­ment la danse japon­aise Bûto avec Min Tana­ka et Sankai Juku, avant de faire un stage de Kathak en 1981 : ce fut son pre­mier con­tact avec la danse indi­enne. Qua­tre ans plus tard, en 1984, il obtint une bourse pour étudi­er un an le Kathak à Ahmed­abad avec Arjun Mishra. C’est alors qu’il décou­vrit le Kathakali 2 dont il fit, de 1987 à 1993, un appren­tis­sage inten­sif3, apprit les per­cus­sions du Ker­ala, le kûtiyât­tam, mais aus­si l’art mar­tial kalar­i­pay­att
avec Krish­nadas Gurukkal.4

C’est ain­si qu’en 1995, il fon­da, avec Brigitte Chataig­nier, la Com­pag­nie Prana, à Rennes, et se mit à associ­er dans sa recherche choré­graphique con­tem­po­raine un tra­vail sur le rit­uel, les mémoires antérieures et l’énergie mas­cu­line dans un jeu d’hybridations cul­turelles — notam­ment dans Le Corps de la Terre et Tukkam, respec­tive­ment en 1998 et 2005, LOTUS (du nom­bril) en 2003, Kalam/Terre en 2008 ou encore Tro­pisme en 2012.

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LESTREHAN, Avec debout, Alioune Diagne et au sol, Als­eye Ndao, PKB Swa­roop, Sharath Ama­rasingam

Pour ce dernier pro­jet, Michel Lestréhan racon­te volon­tiers qu’il avait envie de faire se ren­con­tr­er ces deux univers : un rit­uel indi­en comme le Tiray­at­tam (une danse de pos­ses­sion), la danse indi­enne qu’il con­nais­sait bien et la danse africaine qui lui était peu famil­ière, en s’intéressant en par­ti­c­uli­er à leur rela­tion au rythme, mais aus­si aux masques : « Dans le Tiray­at­tam et dans des dans­es rit­uelles indi­ennes, je retrou­vais des élé­ments qui m’évoquait l’Afrique telle que je me la fig­u­rais sans la con­naître. Les masques et cos­tumes utilisent sou­vent les mêmes matéri­aux de base, fibres végé­tales, feuilles de bananiers, écorces, qu’on retrou­ve aus­si en Océanie et en Papouasie. »5

Il réu­nit deux danseurs du Ker­ala et deux danseurs du Séné­gal et les fit tra­vailler « sur des propo­si­tions choré­graphiques com­munes, avec tou­jours l’objectif qu’ils porteraient des masques. »6 Il deman­da à une jeune artiste, Anna Hubert, de créer les dits masques à par­tir des matéri­aux qu’il rame­na du Ker­ala et « des images puisées dans dif­férents livres comme Maske de Phyl­lis Galem­bo7 qui mon­tre des parades con­tem­po­raines avec l’utilisation de matéri­aux naturels et d’autres de récupéra­tion, car­tons, plas­tiques, fibres syn­thé­tiques. » Il deman­da égale­ment à Leonor Canales de venir ponctuelle­ment assis­ter aux répéti­tions. Son expéri­ence du masque lui per­me­t­tait de « faire tra­vailler les danseurs sur la présence dis­simulée » et de retrou­ver leur « intime pro­fondeur ».8

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LESTREHAN, Avec Als­eye Ndao & Sharath Ama­rasingam.

Au début du spec­ta­cle, les danseurs « dis­parais­saient dans un sweet-shirt à capuche pour réap­pa­raître cha­cun dans la manche d’un tee-shir­trayé, ce qui les reli­ait l’un l’autre comme des frères siamois. » Ce faisant, ils se déshu­man­i­saient pour évo­quer des fig­ures étranges, indéfiniss­ables, à la Mum­men­schantz… En un autre pas­sage de la choré­gra­phie, le masque tra­di­tion­nel du Tiray­at­tam (du moins en par­tie) fut sol­lic­ité pour la créa­tion de fig­ures comiques : « Deux danseurs ont porté des yeux “en soucoupes” réal­isées à par­tir d’écorce foli­aire (ten­dre et qui se découpe facile­ment) qui se fix­aient comme des lunettes autour de leur tête recou­verte d’un foulard noir. Ensuite, on ajoutait de fauss­es barbes et fauss­es mous­tach­es forte­ment rem­bour­rées et styl­isées qui pou­vaient évo­quer des becs de canards. » L’évocation du Tiray­at­tam sur le mode de la synec­doque rel­e­vait d’un détourne­ment ludique de la cul­ture source indi­enne pour réalis­er des per­son­nages comiques au vis­age étrange, ani­mal­isé. Un troisième type de masques appa­rais­sait égale­ment dans ce spec­ta­cle, fait de fibres végé­tales — ce qui per­me­t­tait d’établir un lien avec l’Afrique et l’Inde — et qui se décli­nait dans le « masque de l’Insecte » qui « indui­sait des déplace­ments en rep­ta­tion, le corps à l’horizontal sur le sol » et le « masque du vieux sage », « comme une vision léo­nine » qui « tra­vail­lait au con­traire sur la ver­ti­cal­ité et les sauts. »

En somme dans Tro­pisme, les masques ont eu une fonc­tion nar­ra­tive et esthé­tique, intro­duisant des micros événe­ments, dis­sim­u­lant et méta­mor­phosant les corps, mais aus­si ontologique, affir­mant la néces­saire tran­scen­dance des par­tic­u­lar­ismes géo­graphiques et cul­turels, comme anthro­pologiques, per­me­t­tant la révéla­tion d’archaïsmes rêvés — en un sin­guli­er dia­logue du con­tem­po­rain et de l’immémorial.


  1. Ce texte se nour­rit à la fois de mon expéri­ence de spec­ta­trice assidue des créa­tions de la Com­pag­nie Prana, d’un entre­tien réal­isé le 29 août 2017 avec Michel Lestréhan pour la venue d’une troupe de Kathakali au TKM –Théâtre Kléber Méleau, à Lau­sanne en novem­bre 2017 et de la com­mu­ni­ca­tion de ce dernier à la journée d’études co-organ­isée à l’Université Rennes 2 le 23 mai 2019 sur « Le Masque de l’intime au croise­ment des Arts » — dans le cadre du pro­jet bien­nal « Fonc­tions et usages du masque scénique dans les arts de la scène au XXIe siè­cle » dirigé par Guy Freixe et Giu­lia Fila­cana­pa avec MSH Paris Nord / Uni­ver­sité Paris 8 (ED1573) / Uni­ver­sité de Bour­gogne Franche-Comté (EA 4661) / MSHE Nico­las Ledoux de Besançon. ↩︎
  2. En novem­bre 1985, pour une courte ini­ti­a­tion de six mois. ↩︎
  3. Trois ans au Kala­man­dalam où il reçut l’enseignement de Vazhenka­da Vijayan, M. P. Shankaran Nam­budiri, Kavun­gal Divakaran et Pad­man­ab­han Nâyar, puis trois ans à Irin­jalakku­da avec Kala­man­dalam Kut­tan et Sadanam Krish­nankut­ty. ↩︎
  4. Et depuis 1999 avec P.K. Bal­an Gurukkal. ↩︎
  5. Com­mu­ni­ca­tion de Michel Lestréhan, à l’Université Rennes 2, le 23 mai 2019 . ↩︎
  6. Ibi­dem. ↩︎
  7. Phyl­lis Galem­bo, Maske, Chris Boot, USA, 2010. ↩︎
  8. Ibi­dem. ↩︎
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Brigitte Prost
Entre autres, Maître de Conférences en Études théâtrales du département Arts du Spectacle de l'Université...Plus d'info
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