Peau et incarnation, des impensés politiques de la scène contemporaine

Peau et incarnation, des impensés politiques de la scène contemporaine

Le 25 Nov 2017
Combat de nègre et de chiens de B.-M. Koltès, mise en scène Michael Talheimer, Théâtre de la Colline, 2010. Photo Théâtre de la Colline.
Combat de nègre et de chiens de B.-M. Koltès, mise en scène Michael Talheimer, Théâtre de la Colline, 2010. Photo Théâtre de la Colline.

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Combat de nègre et de chiens de B.-M. Koltès, mise en scène Michael Talheimer, Théâtre de la Colline, 2010. Photo Théâtre de la Colline.
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Les plateaux des scènes con­tem­po­raines restent étrange­ment mono­chromes et ne reflè­tent pas la plu­ral­ité des corps et des voix qui con­stitue aujourd’hui la nation française. Le monde du spec­ta­cle ne manque pour­tant pas d’acteurs issus des diver­sités, mais si on les retrou­ve au ciné­ma ou à la télévi­sion, dans le spec­ta­cle vivant, ce sont, ces dernières années, les plateaux des shows humoris­tiques et des comédies musi­cales telles Les trois Mous­que­taires1 qui font une place à ces artistes. Les scènes con­tem­po­raines des théâtres nationaux accueil­lent des Afro-descen­dants quand il est ques­tion de faire un focus Afrique, comme l’a très bien mon­tré cette édi­tion 2017 du Fes­ti­val d’Avignon. Autrement dit, il faut un éclairage qui fasse actu­al­ité, qu’il s’agisse de traiter de l’esclavage, de la coloni­sa­tion ou de s’intéresser aux migra­tions, aux géno­cides, et aux guer­res du Con­ti­nent noir.

« Pourquoi hommes et femmes noirs restent-ils enfer­més dans leur apparence épithéliale au regard de créa­teurs, met­teurs en scène et directeurs de théâtre qui ne voient pas au-delà de la peau ? »

Les acteurs eth­ni­cisés par un taux de méla­nine remar­quable ne sont pas envis­agés comme acteurs nationaux, comme acteurs français, mais comme des acteurs à qui on demande de con­vo­quer un ailleurs, l’Afrique ou les îles, voire la ban­lieue. Par la force des choses, ils se retrou­vent enfer­més dans un enc­los néo­colo­nial, à la marge de la société qui est la leur, la société française où ils ont gran­di, où ils se sont for­més comme acteurs. Ils se retrou­vent étrangers de l’intérieur, assignés à jouer l’Autre, celui qui n’est pas d’ici, et on leur demande même de pren­dre l’accent de cet autre fan­tas­mé. Pourquoi hommes et femmes noirs restent-ils enfer­més dans leur apparence épithéliale au regard de créa­teurs, met­teurs en scène et directeurs de théâtre qui ne voient pas au-delà de la peau ? On les enferme dans un ter­ri­toire fan­tas­ma­tique asso­cié à la couleur de leur épi­derme. Pour­tant le corps de l’acteur n’est pas le corps du per­son­nage. Un per­son­nage dra­ma­tique a‑t-il a pri­ori une peau2, une tex­ture de cheveu, un accent, des yeux bridés, un nez épaté ? Eth­ni­cis­er l’acteur dont la méla­nine et les car­ac­téris­tiques capil­laires se remar­quent témoigne d’un impen­sé des scènes con­tem­po­raines ou plutôt d’une dif­fi­culté à penser une ques­tion poli­tique, cette diver­sité con­sti­tu­tive de la société française. Et il n’est pas là ques­tion de diver­sité cul­turelle ou religieuse, mais bien d’une diver­sité organique de la nation. 

Altérité et ethnicisation

La France n’en est pas à un para­doxe près. Au sor­tir de la coloni­sa­tion, les artistes africains, antil­lais ou asi­a­tiques de la scène française ne sont pas perçus comme étrangers. Jean Vilar engage dans sa troupe dès 1952 Daniel Sora­no qui sera un des piliers du Théâtre nation­al Pop­u­laire. L’acteur fran­co-séné­galais aura un suc­cès con­sid­érable avec Cyra­no de Berg­er­ac. À la même époque, Jean-Marie Ser­reau ouvre le théâtre de Baby­lone en dis­tribuant Dou­ta Seck, un jeune Séné­galais dans le Spar­ta­cus de Max Adel­bert et, dans ses pre­mières mis­es en scène de Brecht, on retrou­ve des acteurs de toutes orig­ines. Ser­reau défend alors une vision du théâtre qui relève d’une utopie babeli­enne et revendique le bras­sage des corps et des voix de toutes couleurs. En 1959, il accueille au théâtre de Lutèce la com­pag­nie des Gri­ots avec la créa­tion des Nègres dans la mise en scène de Roger Blin. Il s’engage dans un théâtre de la décoloni­sa­tion et monte Kateb Yacine, Aimé Césaire, Bernard Dadié, Adri­enne Kennedy. Jusqu’à sa mort pré­maturée en 1972, Ser­reau s’entoure d’acteurs africains et caribéens3 aux accents var­iés qu’il dis­tribue dans les pièces du réper­toire con­tem­po­rain, de Brecht à Genet, de Claudel à Ionesco, en pas­sant par Beck­ett, Max Frisch, Vinaver… et bien sûr Césaire dont il crée La Tragédie du Roi Christophe en 19644. Quand il monte pour le Fes­ti­val d’Avignon Béa­trice du Con­go de Dadié au Théâtre des Carmes, on s’étonne de la plu­ral­ité des accents qui résonne sur le plateau. 

De son côté, Jean-Louis Bar­rault tra­vaille avec Robert Lien­sol et Georges Aminel qui entr­era à la Comédie-Française en 1967. Greg Ger­main rejoint la troupe d’Antoine Bour­seiller, Jen­ny Alpha et Bachir Touré jouent sous la direc­tion d’Henri Ronce. Antoine Vitez tra­vaille avec Ako­nio Dolo et pra­tique la « dis­tri­b­u­tion libre », autrement dit sans a pri­ori racial, au Théâtre des Quatiers d’Ivry. 

C’est à la fin des années 1970, après le choc pétroli­er, l’arrivée du chô­mage et l’entrée de l’immigration dans le dis­cours poli­tique qu’un change­ment se fait sen­tir. Les médias mon­trent sys­té­ma­tique­ment des Noirs pour évo­quer l’immigration et l’acteur eth­ni­cisé endosse l’image du tra­vailleur immi­gré5. Le théâtre se fait large­ment le miroir de cette crispa­tion de la société, tout en dénonçant le racisme, c’est L’Étranger dans la Mai­son de Richard Demar­cy avec Alain Aith­nard en 1982 à la Cité Inter­na­tionale, Com­bat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès, mis en scène par Patrice Chéreau, avec Sidi­ki Bak­a­ba, puis Isaach de Bankolé au Théâtre des Amandiers de Nan­terre en 1983, suivi en 1986 de Quai ouest et Dans la Soli­tude des champs de coton puis Y a bon Bam­boula de Tilly au Théâtre Paris-Vil­lette en 1987. La con­séquence est sim­ple, l’acteur noir incar­ne l’immigré, l’étranger et fait signe dans les dis­tri­b­u­tions. Quand Jean-Chris­t­ian Grinevald monte Le Mis­an­thrope avec Paulin Fodouop dans le rôle d’Alceste au Théâtre de la Main d’or au début des années 1990, le texte de Molière résonne soudain autrement et con­voque l’altérité d’un Alces­te devenu « étranger » à la cour.

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Sylvie Chalaye
Spécialiste des théâtres d'Afrique et des diasporas, anthropologue des représentations coloniales et historienne des arts...Plus d'info
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