Exercices pour un Pique-nique

Exercices pour un Pique-nique

Le 28 Mar 1988

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Le 7 et le 8 juin 1974, nous étions Mechthild et moi, à Brux­elles, pour ren­con­tr­er les acteurs qui joueraient LE PIQUE-NIQUE DE CLARETTA. L’audition avait lieu au Théâtre de Poche, à l’orée du Bois de la Cam­bre. Il pleu­vait.
Ce fut très impor­tant, la pluie, ce jour-là.
J’es­sayais — lit­térale­ment — le texte de Kalisky avec des acteurs qui ne con­nais­saient naturelle­ment rien de la pièce, de l’au­teur, du sujet.
Ain­si je pra­ti­quais, de façon tout à fait con­sciente et volon­taire, la poli­tique de la page blanche que demande Stanislavs­ki pour la méth­ode des actions physiques sim­ples : c’est l’acte lui0même et la chaîne des actes qui infor­ment l’ac­teur sur l’ceu­vre et le pro­pos de l’ceu­vre qu’il doit jouer.
Mais ain­si je me lais­sais envahir moi-même par les con­di­tions hasardeuses où je me _trouvais : cette journée-là, pré­cisé­ment, et la pluie. Soudain la pièce de Kalisky appa­rais­sait comme une représen­ta­tion physique de la fin du monde : le Déluge ou l’Apoc­a­lypse. Ce qu’elle est en effet, mais j’en trou­vais, à portée de main l’il­lus­tra­tion dans les élé­ments autour de moi, l’in­con­fort, l’an­goisse des acteurs qui ne pour­raient tous être engagés, la mienne, la nôtre, le mau­vais temps, le bruit de l’eau sur le toit, le Bois de la Cam­bre som­bre, ves­tige d’un grand bois pro­fond, obscur, dans un temps ancien de la Bel­gique.
Il suff­i­sait alors de faire exé­cuter aux acteurs, fugi­tive­ment, et même mal, ou impar­faite­ment, les rêves sur­gis de cette ren­con­tre entre le texte et la vie ( tou­jours Goethe : Dich­tung und Wahrheit ! ), pour que le fond même de la pen­sée de Kalisky apparût. En tous cas je croy­ais qu’il appa­rais­sait ain­si, il me sem­blait, oui, que je péné­trais à l’in­térieur de sa tête. Et ce jour-là, sans qu’il fût présent, je l’ai con­nu. Mechthild a noté les exer­ci­ces que nous avons faits, puis nous sommes ren­trés ensem­ble, comme en pos­ses­sion d’un secret sur l’a­mi.
De ces notes, que je relis, nous pour­rions sans doute faire ceu­vre : repren­dre ain­si CLARETTA, comme un con­te fan­tas­tique. J’imag­ine la mousse envahissant peu à peu le salon, les touffes d’herbes entre les tapis, la pluie tombant du pla­fond, cepen­dant que la céré­monie expi­a­toire du Piaz­za­le Lore­to se déroule. Au bout de la vie, à peine en deçà de la mort, les jeunes femmes trans­for­mées en vieil­lardes décrépites pour­suiv­ent leurs jeux amoureux, leurs mani­gances, et leurs hommes désor­mais impo­tents, eux aus­si, les attirent dans leurs bras.

Scène I
Texte dit comme pro­logue, poème (cita­tion), pen­dant lequel Antonel­la mène Mas­sari et Claret­ta à l’en­droit qu’elle aura choisi comme gibet (table, divan, etc.), les y installe, les couche, les pend, les désha­bille en par­lant avec lenteur (fait un tas avec les vête­ments). Mas­sari et Claret­ta s’asseyent, se recouchent, s’étirent, bougent, puis ne bougeront plus, fer­ont les morts …
Ou bien Claret­ta se penche sur Mas­sari, le regarde atten­tive­ment, le caresse, se recouche, Antonel­la dit cer­taines phras­es à l’or­eille de Claret­ta, chu­chote. Ou bien répéti­tion de la cita­tion, Mas­sari quitte son gibet, quitte la scène, Claret­ta se lève, s’ac­croupit par terre face au pub­lic, con­cen­trée, mais rit au moment de dire « que César n’avait rien per­du de sa puis­sance vir­ile ».

Scène III
Faus­ta, Multe­do (Ciano).
Ciano assis, face au pub­lic, impas­si­ble, les yeux fix­es, décrivant son état ( n’in­car­nant pas la souf­france) physique. Faus­ta, comme une ogresse ou une tigresse, tourne autour de lui. Ou bien Faus­ta, en nég­ligé somptueux, fume-cig­a­rette à la main, évolue autour de Ciano, le brûle enfin longue­ment avec la cig­a­rette, et Ciano ne réag­it pas, mais se retourne subite­ment avec la chaise (dos au pub­lic). Faus­ta s’assied sur ses genoux ( sa maîtresse), l’en­lace, et dit « moitié nègre moitié arabe », sur quoi Ciano la gifle, elle tombe par terre, se relève, crie : « Avoue Ciano… », etc.

Scène IV
Fri-Fri et Antonel­la assis­es l’une loin de l’autre, par­lant avec lenteur extrême — fatigue, las­si­tude. Pour la dernière phrase, Faus­ta (gui se tenait entre elles) prend une atti­tude « publique », pose, chante quelques notes d’une marche mil­i­taire, fait le salut fas­ciste et hurle « Voué au Duce ce corps …»

Scène VII
Mas­sari, vieil­lard impo­tent, essaye de se soulever d’un fau­teuil aux pre­miers mots de la vieille Faus­ta « Tu sais ce que dis­ait le général Cador­na à Caporet­to… lion … mou­ton », etc. Faus­ta vient à l’aide du vieil­lard qui essaye dés­espéré­ment d’a­vancer, titube ensuite, par­a­ly­tique, dans les bras de la vieille, pour faire le « pas de l’oie », lève le bras raide, pan­talon ouvert, salut fas­ciste, répète « mou­ton … lion », tombe, sénile, pisse, salue assis par terre baig­nant dans l’urine. Ou bien Mas­sari, d’abord jeune, fait des mou­ve­ments d’as­sou­plisse­ment micro­scopiques avec ses doigts et ses orteils, répé­tant : « Il vaut mieux vivre un jour comme un lion », etc. Se trans­forme en vieil­lard, et Faus­ta l’aidant à marcher, chu­chote à son oreille : « L’Eu­rope doit aujour­d’hui choisir … ». Mas­sari répète.

Scène VIII
Mas­sari, Ciano, Faus­ta.
Le début joué dans le style boule­vard le plus out­ranci­er. « Salut, Ciano ! Debout mon gen­dre ! ». Faus­ta, les obser­vant de loin, rit aux éclats. Tout à coup Ciano s’assied, ne joue plus le jeu, retourne même sa chaise. Mas­sari : « Elle, une putain ! Mais c’est un ange ! ». Ciano monte sur la chaise, leur par­le de haut.

Scène IX
Fri-Fri et Antonel­la assis­es (vieil­lardes); deux vieilles amies (elles tri­co­tent) qui causent calme­ment ; une ou deux autres cen­te­naires tra­versent l’e­space à pas minus­cules et incer­tains pour faire une petite chose absurde, n’im­porte quoi, pen­dant que le dia­logue se pour­suit. Antonel­la dit : « Mon Dieu, mais tu es si belle ». Les deux autres s’im­mo­bilisent, regar­dent Claret­ta, s’ap­prochent, et pen­dant que Claret­ta par­le de sa fausse-couche, les trois femmes la désha­bil­lent, l’in­stal­lent comme ( une morte) une impo­tente, lui épongeant le front, etc. Tout à coup Claret­ta se dégage, sou­ple et jeune, se couche par terre à son aise en dis­ant : « Masse-moi la nuque ». Puis Antonel­la et Claret­ta s’a­musent, se par­lent ten­drement, très rap­prochées, et Claret­ta mon­tre à Antonel­la com­ment la mass­er.

Scène XI
Mas­sari, assis de pro­fil à table, pro­fondé­ment plongé dans ses papiers, ne lève pas les yeux lorsque Spogler entre en claquant les talons et fait le salut fas­ciste.
Pen­dant une dizaine de répliques Mas­sari par­le sans jamais lever les yeux, Spogler tout à coup en a assez, s’assied non­cha­la­m­ment sur une chaise, répond ain­si à Mas­sari qui com­mence à arpen­ter l’e­space à grands pas vio­lents. Faus­ta-démi­urge (ou Claret­ta-idole fémi­nine) souri­ante au milieu de. la scène. Mas­sari et Stephen tour­nent autour d’elle comme deux chiens. Elle les tient à dis­tance avec les bras écartés, ils courent hurlant, diamé­trale­ment opposés, changeant aus­si le sens de leur course, elle veille à main­tenir leur écart con­stant, jusqu’à ce que Stephen la pousse vio­lem­ment sur le côté pour affron­ter Mas­sari de tout près. Elle les observe alors de loin, se moquant, et puis brise subite­ment leur jeu en tirant avec un pis­to­let à eau.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements