ENTRETIEN AVEC FANNY VIGNALS, réalisé en visioconférence au Centquatre-Paris, le 23 janvier 20211
José Vincente Gualy Blanco : Nous avons lu la synthèse de votre projet de recherche La Bouche du Monde. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur Eshou et les divinités orishas en général ?
Fanny Vignals : On se trouve ici sur une ligne qui vient d’Afrique. Le culte aux orishas a été déplacé au Brésil par les yorubas du Bénin, du Nigeria, du Ghana et du Togo, pendant les vagues d’esclavage des XVIe et XVIIIe siècle. Arrivés au Brésil, ces peuples étaient mélangés à d’autres esclaves, dans le but d’être fragilisés. Les orishas ont donc été rassemblés dans une sorte de famille divine recomposée, qu’on retrouve aujourd’hui dans la religion du candomblé, dans la ligne du candomblé qu’on appelle ketu plus exactement. Les orishas peuvent aussi être présents dans d’autres cultes comme l’umbanda, le quimbanda ou le Tambor de Mina. Chaque orisha correspond à un élément de la nature mais aussi à des mythes et à des traits de caractères spécifiques. En yoruba « orí » c’est la tête, et « sha » est associé à la lumière. Donc l’orisha est comme« la lumière de la tête ». On dit que chaque personne a un orisha « de tête », une divinité qui constitue une partie de son essence, et avec laquelle il est bon de communiquer.
Parmi les 16 orishas les plus connus il y a Ogoun, l’orisha du fer, Ochoun, l’orisha des eaux douces, Oshossi, divinité de la forêt, Ossayan, celle des plantes, Nanan pour la boue, Oshoumaré, l’arc-en-ciel, Omolu, l’orisha de la terre etc. Ces figures sont très proches de l’humain, ni parfaites ni diaboliques : elles sont familières, drôles, elles ont des défauts, des qualités… Elles résolvent des problèmes entre elles, il y a des histoires de jalousie, d’amour, de guerre… Et si tous les orishas sont des guerrières et des guerriers, ce n’est pas pour rien ! Quand on pratique ces danses, même dans un cadre artistique, on sent clairement qu’elles donnent de la force. Elles sont habitées par des imaginaires qui transcendent notre identité en se matérialisant dans des sensations corporelles comme, par exemple, l’ancrage et la puissance, les éléments de la nature, l’alternance entre prises fermes et lâcher-prises, entre déséquilibre et retour sur son centre… C’est une multiplicité de caractères et de forces. Et ça va jusqu’à la notion d’héroïsme. Ça peut paraitre désuet ou anachronique, et pourtant en dansant ces danses on sent que ça fait partie de nos fondamentaux individuels et collectifs. Enfin je pense. Le courage, en tout cas, est très présent dans ces corps, et on en a toutes et tous besoin !
Eshou est un orisha très particulier. Il a été encore plus invisibilisé et diabolisé que les autres orishas parce qu’il représente la sexualité (les iconographies, les statuettes… représentent souvent des phallus). Il symbolise aussi la magie, l’immatériel, la débrouillardise et la marginalité, des aspects très gênants pour les colons, qui ont utilisé les symboles liés à Eshou pour proclamer que les cultures afro-descendantes étaient toutes sataniques, et pour pouvoir justifier les répressions violentes. C’est pour ça que beaucoup de pratiques et de savoirs autour du culte à Eshou, notamment les savoirs dansés, ont disparu ou se sont transformé·e·s. Eshou est devenu un tabou. Et l’énergie de ce tabou a fait qu’il s’est comme « infiltré » dans d’autres cultes. Par exemple, dans l’umbanda, une religion qui mêle le spiritisme d’origine français à des croyances afro-descendantes, amérindiennes et catholiques. Eshou s’y est démultiplié en des figures très variées, souvent d’origines occidentales et marginales comme le gangster, le dandy, la prostituée, la gitane… Je vois cette figure comme une énergie vitale très forte qui survit par la transformation et le déplacement, quoi qu’il advienne.
Le candomblé cherche aujourd’hui à se défaire de ses marques coloniales. En ce sens les communautés mènent tout un travail pour « dédiaboliser » la figure d’Eshou, pour l’affirmer comme symbole de la complexité du monde, non binaire entre un « bien » et un « mal ». Et c’est donc depuis peu les rites et des initiations à cet orisha réapparaissent.
Sylvie Martin-Lahmani : Dans votre synthèse de recherche en cours2 , on lit qu’Eshou représente la sexualité, qu’il est le symbole de la communication, et endosse une pluralité de rôles et de fonctions…
FV : Oui, c’est très complexe. C’est difficile de relier tous les aspects auxquels cet orisha est associé. Eshou étant le messager, il est à la base de la communication. Dans le candomblé on donne à manger aux orishas, c’est une façon de créer un équilibre. Eshou doit être nourri en premier car la communication est première : rien ne se fait sans elle, donc rien ne se fait sans Eshou. Il permet le lien entre le matériel et l’immatériel, entre les orishas et les tambours, il permet la transe. Et puis il est le symbole de la sexualité qui est vue ici comme un canal de communication, de transformation, de renouveau, de renaissance…
Le candomblé c’est un univers complexe. Un univers qui serait conçu à la fois comme une véritable science et une zone secrète à garder. Il y a une beauté dans cette complexité : j’y vois la beauté du noeud, la beauté du mélange, la beauté des ramifications, des chemins qui se croisent… Et puis la complexité du candomblé, et surtout celle d’Eshou, est au coeur des stratégies de résistance et de protection. Complexifier, brouiller les pistes, alimenter le mystère, voire la crainte ou la terreur, ce sont des armes.
Lucas Surrel : Avant de poursuivre, pour rebondir sur ce que vous disiez au niveau de la protection : où se situe le secret ? Dans le sens d’une danse sacrée, est-ce qu’il y a une volonté de conserver certains secrets, et est-ce qu’il y a des réticences à partager ces rituels et ce à quoi on les attribue ?
FV : Absolument. Il y a des secrets et il y a des réticences. Mais il n’y a pas de règles. Ça dépend vraiment de la personne à laquelle on s’adresse et de la façon de le faire. Et puis il y a des paradoxes : par exemple, en général il est interdit de filmer une cérémonie. Cette interdiction est même souvent un gage de sérieux d’une maison de candomblé. Et pourtant la captation des fêtes religieuses se développe. À la Casa do Mensageiro (Maison du Messager) 3 , temple dédié à Eshou où on a passé du temps dans le cadre de ma recherche, Maxime Fleuriot4 et moi avons pu filmer.
1 commentaire
Vanessa 3
Merci pour ce texte ce travail respectueux et cet echange !
Je cherche à pratiquer ces danses sacrées..en Guyane .Pas encore trouvé