Christiane Jatahy, le cinéma dans le théâtre ou Le Présent qui déborde

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Portrait

Christiane Jatahy, le cinéma dans le théâtre ou Le Présent qui déborde

Le 11 Oct 2019
O agora que Demora (Le présent qui déborde), mise en scène de Christiane Jatahy. Photo Marcelo Lipiani.
O agora que Demora (Le présent qui déborde), mise en scène de Christiane Jatahy. Photo Marcelo Lipiani.
O agora que Demora (Le présent qui déborde), mise en scène de Christiane Jatahy. Photo Marcelo Lipiani.
O agora que Demora (Le présent qui déborde), mise en scène de Christiane Jatahy. Photo Marcelo Lipiani.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 138 - Arts de la scène et arts plastique
138

Chris­tiane Jatahy vogue d’une Odyssée à l’autre, cha­cune d’entre elles en con­tenant d’autres : le voy­age est à la fois géo­graphique, his­torique, lit­téraire, humain, poli­tique et… formel.
La met­teuse en scène brésili­enne a créé le 2 mai, à Sao Paulo, la cap­i­tale économique de son pays, le deux­ième volet de son dip­tyque inspiré par l’épopée d’Homère : O Ago­ra que Demo­ra (« Le Présent qui débor­de »). Un deux­ième volet très dif­férent du pre­mier, Ithaque, créé le 16 mars 2018 aux Ate­liers Berthi­er de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Avec ce Présent qui débor­de, Chris­tiane Jatahy épure son geste formel. Le sujet – les odyssées trag­iques des migrants et réfugiés d’aujourd’hui, dou­blées par les inquié­tudes sur le Brésil de Jair Bol­sonaro – impo­sait selon elle une forme plus sim­ple, plus trans­par­ente que sur Ithaque. Ce qui n’empêche pas la recherche, chez cette explo­ratrice inlass­able des pos­si­bil­ités mul­ti­ples d’enlacement entre théâtre et ciné­ma.

« Ithaque, c’ était le théâtre qui ren­trait dans le ciné­ma ; Le Présent qui débor­de, c’est le ciné­ma qui ren­tre dans le théâtre », résume-t-elle, avant d’ajouter : « Le Présent qui débor­de n’est pas une pièce. Pour para­phras­er le début de What if they went to Moscow, c’est peut-être un film, ou peut- être pas. C’est peut-être une pièce, mais ça débute comme un film. Le cœur du tra­vail se trou­ve dans le ciné­ma. Mais c’est à tra­vers le ciné­ma que nous arrivons sur le plateau, c’est donc égale­ment une Odyssée qui nous con­duit au théâtre ».

Le Présent… est donc comme un dou­ble inver­sé d’Ithaque, où la fic­tion était soutenue par le doc­u­men­taire, alors qu’ici, le doc­u­men­taire est au pre­mier plan, mais il appa­raît grâce à une fic­tion –L’Odyssée– à tra­vers laque­lle les per­son­nes ren­con­trées peu­vent racon­ter ce qu’elles sont en train de vivre dans la réal­ité. Chris­tiane Jatahy et son scéno­graphe et prin­ci­pal col­lab­o­ra­teur, Thomas Wal­grave, ont voy­agé pen­dant deux ans, pour filmer des réfugiés syriens au Liban, des Pales­tiniens du camp de Jénine en Cisjor­danie, des habi­tants du Malawi ou du Zim­bab­we ayant fui les guer­res civiles ou la mis­ère en Afrique du sud, ou encore un jeune Con­go­lais obligé de quit­ter son pays pour raisons poli­tiques.

Puis Chris­tiane Jatahy est rev­enue au Brésil, son Ithaque à elle. Elle est par­tie en Ama­zonie, l’« épi­cen­tre du désas­tre que nous sommes en train de vivre », estime-t-elle, et à laque­lle la relie son his­toire per­son­nelle – celle de son grand- père, dis­paru dans un acci­dent d’avion dans les années 1950. Les images, pro­jetées sur un vaste écran qui barre la scène sur toute sa largeur, occu­pent donc la pre­mière place, mais ce ne sont pas de sim­ples images doc­u­men­taires. Au Liban, en Pales­tine, en Afrique du sud et ailleurs, Chris­tiane Jatahy a tra­vail­lé avec des réfugiés qui sont aus­si des acteurs, qui tous ont une rela­tion avec le théâtre.

Une fois de plus, elle joue du trou­ble entre réel et fic­tion. A ces réfugiés-acteurs, elle fait dire ou lire des pas­sages de L’Odyssée, choi­sis par elle, qui se mêlent, insen­si­ble­ment, aux réc­its de leurs vies, réc­its d’horreurs ordi­naires dans ces régions du monde. A par­tir de là, ce qui fait du Présent… un « spec­ta­cle » sophis­tiqué et pen­sé dans ses moin­dres détails, der­rière son appar­ente sim­plic­ité, c’est son art du dis­posi­tif et du mon­tage, arts dans lesquels Chris­tiane Jatahy est passée maître. Car si les images tournées par la met­teuse en scène et son équipe appar­ti­en­nent au passé où elles ont été tournées, elles sont remis­es dans le présent du théâtre, à chaque représen­ta­tion, par Chris­tiane Jatahy et Thomas Wal­grave, qui sont présents sur le plateau, et les mon­tent en direct, de manière dif­férente selon les soirs. Par ailleurs, plusieurs acteurs/performeurs sont assis dans la salle, au milieu des spec­ta­teurs, d’où ils inter­vi­en­nent au fil de la soirée, en réac­tion à ce que les images mon­trent d’eux sur l’écran. Un tel dis­posi­tif crée évidem­ment une prox­im­ité, un partage d’humanité que ni le ciné­ma ni le cadre clas­sique du théâtre, avec son 4e mur, ne pour­raient per­me­t­tre. Cette per­son­ne, ce ou cette réfugié(e) qui sou­vent reste une abstrac­tion, est soudain assis(e) à côté de vous, en chair et en os, tan­dis que son his­toire vient de vous être racon­tée.

C’est donc « un tra­vail sur les fron­tières » à tous les niveaux que ce Présent qui débor­de, ain­si que le présente Chris­tiane Jatahy elle- même au début de la représen­ta­tion : « tra­vail sur les fron­tières géo­graphi- ques et les murs qui y sont con­stru­its, entre le ciné­ma et le théâtre, entre le passé et le présent, pas unique­ment du texte, mais égale­ment entre le passé de ce que nous avons filmé – car un film est tou­jours un reg­istre du passé – et notre présent ici-même, main­tenant, dans ce théâtre, et l’utopie, peut-être, que ces deux temps, ces deux endroits, l’Ici et l’Ailleurs, puis­sent créer ensem­ble un troisième espace, dans lequel, qui sait, nous pou­vons chang­er ou penser un peu au futur, un futur dont le texte est écrit en ce moment même, à cet instant ».

Le para­doxe, qui n’est qu’apparent, est que L’Odyssée d’Homère est ici bien plus présente qu’elle ne l’était dans Ithaque. Comme dans ce pas­sage, mag­nifique, qui voit trois petites filles de Johan­nes­burg, orig­i­naires du Malawi et du Zim­bab­we, décou­vrir un pas­sage de L’Odyssée ayant trait à Télé­maque, et le déchiffr­er presque mot à mot, pen­dant que s’impriment sur leurs vis­ages les sen­ti­ments – et la cathar­sis – pro­duits par cette lec­ture, et les cor­re­spon­dances qui se tra­ment avec leurs pro­pres his­toires.

Avec ce Présent qui débor­de, Chris­tiane Jatahy, mod­erne Péné­lope, a tis­sé une nou­velle tapis­serie scénique d’une finesse extrême, entremêlant de manière impal­pa­ble les fils du passé et du présent, du théâtre et du ciné­ma, du réel et de la fic­tion, de l’intime et du poli­tique.

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Christiane Jatahy
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Fabienne Darge
Après des études d’histoire, de lettres et d’histoire de l’art et son diplôme du Centre...Plus d'info
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