Jean-François Peyret — Faire ce que j’ai à faire

Jean-François Peyret — Faire ce que j’ai à faire

Entretien avec Jean-Louis Perrier

Le 27 Avr 2005
Nathalie Richard dans PROJECTION PRIVÉE/THÉÂTRE PUBLIC sur des poèmes deW. H. Auden, mise en scène de Jean-François Peyret. - Photo Jacquie Bablet.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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MI-MARS. Jean-François Peyret revient de la Char­treuse de Vil­leneuve-lès-Avi­gnon où, après plusieurs péri­odes de rési­dence, il a présen­té au pub­lic avi­gnon­nais, en com­pag­nie du spé­cial­iste en intel­li­gence arti­fi­cielle Luc Steels, leur pro­jet pour le 59e fes­ti­val : LE CAS DE SOPHIE K. Met­teur en scène sans homo­logue réper­torié, à la recherche de pré­cip­ités scéniques inédits, mêlant la sci­ence à la philoso­phie, la lit­téra­ture à l’actualité, Jean-François Peyret est l’auteur depuis dix ans d’une douzaine d’œuvres, déployées autour de deux pôles : TRAITÉ DES PASSIONS (avec, notam­ment Jean-Didi­er Vin­cent), puis TRAITÉ DES FORMES (avec Alain Prochi­antz). Il n’entre pas sans réti­cences dans un ques­tion­nement canal­isé par le risque et la révolte.

Jean-Louis Per­ri­er : La notion de risque occupe-t-elle un rôle par­ti­c­uli­er dans ta pré­pa­ra­tion du CAS SOPHIE K.?

Jean-François Peyret : Sophie Kovalevskaïa était math­é­mati­ci­enne, et il y a une dif­fi­culté plus grande à essay­er d’entrer dans le cerveau d’une math­é­mati­ci­enne que dans le vivant des biol­o­gistes, comme je l’ai fait précédem­ment. Les math­é­ma­tiques sont une pro­duc­tion de l’esprit qui sem­ble obéir à ses lois pro­pres, sans beau­coup de références à la réal­ité. Alors peut-être y a‑t-il un risque intel­lectuel, artis­tique par­ti­c­uli­er avec cet objet-là. Mais il n’y a pas de dif­férence de nature par rap­port aux risques pris avec LES VARIATIONS DARWIN par exem­ple, il y a une dif­férence de degré.

J.-L. P.: Peut-on dif­férenci­er risque intel­lectuel et artis­tique ?

J.-F. P.: J’essaie de répon­dre au risque intel­lectuel par le risque artis­tique. Pour quelqu’un qui est pétri de lit­téra­ture, s’aventurer vers les math­é­ma­tiques représente un risque intel­lectuel, alors que je serais plus à l’aise dans la psy­cholo­gie des per­son­nages ou dans l’art de la con­struc­tion de la fable. Il y a un risque intel­lectuel à s’aventurer chez Sophie Kovalevskaïa plutôt que de s’installer dans la vente des Ceri­saies, où je serai plus com­pé­tent !

J.-L. P.: En prenant des risques, de quoi te libères tu ? Par rap­port à toi ? Par rap­port au pub­lic ? Par rap­port à l’institution ?

J.-F. P.: Je ne sais pas si c’est de l’ordre de la libéra­tion. La pre­mière occur­rence du risque, c’est de sor­tir de cer­tains ter­ri­toires où le théâtre tient ses états, d’aller chercher des objets qui ne sont pas réper­toriés par le théâtre et qui m’importent. En ce sens, pren­dre un risque théâ­tral me libèr­erait de ces prob­lèmes, dans la mesure où je serais obligé de leur trou­ver une solu­tion.

J.-L. P. : Que pens­es-tu attein­dre par la prise de risque ?

J.-F. P. : J’ai des embar­ras cérébraux – des choses que je ne com­prends pas – et j’essaie de les élu­cider – parce que, finale­ment, c’est devenu mon méti­er –, par le théâtre. Il se trou­ve que ce sont des objets extra-ter­ri­to­ri­aux, ce qui induit peut-être une prise de risque par rap­port à l’institution, qui ne com­prend pas tou­jours ce que je veux faire, pourquoi je ne monte pas des pièces, pourquoi je ne suis pas un « faiseur de théâtre ». Il y a là une prise de risque pro­fes­sion­nelle assumée comme telle. Mais je ne voudrais pas que le mot « risque » soit une façon de se pay­er de mots. Je pense que tout est beau­coup plus sim­ple. Je fais ce que je peux. Je prends le risque de faire ce que je peux. Je ne prends pas d’autre risque que de vouloir faire absol­u­ment ce que j’ai à faire et non pas ce que l’institution me com­man­derait.

J.-L. P. : Tu représentes pour­tant une zone à risque pour elle.

J.-F. P. : Ce sont les autres qui me situent dans le risque. Moi j’essaie de faire ce que j’ai à faire, authen­tique­ment. Si j’avais à répon­dre à cette ques­tion du risque, ce serait d’être au plus près d’une démarche non hyp­ocrite, qui ne s’autorise que d’elle-même, qui n’est pas com­mandée par des con­sid­éra­tions extérieures. Mon risque est d’être le plus idiot pos­si­ble, le plus sin­guli­er, le plus moi-même.

J.-L. P. : Utilis­erais-tu plus volon­tiers le mot d’expérimentation ?

J.-F. P. : J’aime le mot « expéri­ence », ou, mieux, celui de « manip. ». J’essaie de tra­vailler comme les sci­en­tifiques qui passent d’une « manip. » à l’autre. Ils peu­vent échouer, ils ten­tent une nou­velle chose. Si toute expéri­ence, toute expéri­men­ta­tion, est con­sid­érée main­tenant comme con­duite à risque, presque au sens sportif du terme, c’est grave. À la place du mot risque, j’ai un autre mot sur le bout de la langue : le mot « luxe ». Parce que c’est moins désoblig­eant par rap­port aux gens qui pren­nent des risques mor­tels : me pay­er le luxe de faire ce que je peux. Ce n’est pas si facile. C’est une évi­dence si je dis que je n’ai pas de grosse sub­ven­tion, je ne dirige pas un théâtre, chaque fois, il me faut con­va­in­cre un pro­duc­teur : là il y a un risque pro­fes­sion­nel. Mais d’une cer­taine manière, je me suis tail­lé un petit espace. Il est frag­ile. Tout ce qui peut m’arriver c’est de ne pas pou­voir con­tin­uer. Par­mi ceux qui obser­vent mon tra­vail, il y a des con­sciences un peu atten­tives. Une nou­velle généra­tion. C’est elle qui m’a invité à Avi­gnon.

J.-L. P.: Quelle dif­férence fais-tu entre risque et provo­ca­tion ? Entre pren­dre des risques et être en révolte ?

J.-F. P.: Tout ce vocab­u­laire : risque, provo­ca­tion, révolte me paraît appartenir aux clichés d’années loin­taines… Je n’arrive pas à penser quoi que ce soit ni de ce que je fais ni de ce que font les autres dans ce cadre con­ceptuel. La provo­ca­tion n’est plus ce qu’elle était au sens des années 70, dans l’outrage sup­posé au pub­lic. Et que pèse cette provo­ca­tion devant le spec­ta­cle du monde ? Hein­er Müller nous le rap­pelait sans cesse : penser à l’état du monde, ne pas faire sem­blant. Je suis plutôt apollinien, ironique, dans la dis­tance. Je ne cherche pas la provo­ca­tion, mais à créer un trou­ble. Lequel ne naît pas d’une provo­ca­tion, mais d’une propo­si­tion inat­ten­due. C’est là que serait le risque pour moi : s’en tenir à très peu de choses, don­ner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui ne vous demande rien, comme en amour.

J.-L. P.: La révolte ?

J.-F. P.: Con­traire­ment à d’autres de ma généra­tion – celle de 68 – il y a en moi quelque chose de fon­da­men­tale­ment irré­c­on­cil­ié (nicht ver­söh­nt). Pas réc­on­cil­ié avec moi-même, pas réc­on­cil­ié avec le bour­geois que je suis, pas réc­on­cil­ié avec les insti­tu­tions. Effec­tive­ment, 68 m’a pas mal déter­miné. C’est ça mon risque : je ne suis pas réc­on­cil­ié. Si j’avais été plus roué, plus dialec­ti­cien peut-être, sans doute n’aurais-je pas fait de théâtre.

J.-L. P.: Le théâtre est un risque en soi ?

J.-F. P.: Cette façon de faire du théâtre. Le théâtre est un lieu de pureté. Au sens où il ne faut pas con­fon­dre les choses. Ce n’est ni mys­tique, ni idéal­iste, c’est chim­ique. Je ne con­fonds pas les choses. Je fais du théâtre, même s’il s’en trou­ve pour estimer que ce que je fais n’en est pas.

J.-L. P.: La prise de risque s’opère-t-elle dif­férem­ment dans un art col­lec­tif ?

J.-F. P.: Le vrai risque dans l’entreprise théâ­trale est celui du comé­di­en. Ce qui me retient encore au théâtre, ce qui m’intrigue, ce sont les comé­di­ens, leur pra­tique. Pour les comé­di­ens, le risque, dans notre façon de faire, est réel, parce qu’ils doivent entr­er dans un univers qui n’est pas le leur, non psy­chologique. Curieuse­ment, me dis­ent-ils, c’est un investisse­ment presque plus fort que quand il s’agit de devenir un autre. Si j’avais à déplac­er le curseur du risque, il viendrait là, sur le comé­di­en.

J.-L. P.: Et les chercheurs ?

J.-F. P.: Ils risquent un œil – c’est la corne du tau­reau. Je risque un œil dans des choses qui ne sont pas tout à fait adéquates. Les comé­di­ens se risquent dans mon aven­ture un peu dif­férem­ment que dans leurs pra­tiques habituelles où ils se con­stru­isent des per­son­nages. Les savants, comme les vrais artistes, se risquent puisqu’ils cherchent du nou­veau. Je pense que tout grand art (je ne pré­tends pas que ce que je fais est du grand art, mais c’est quelque chose qui sait que le grand art existe) doit être, comme dit Deleuze, une recherche ou une expéri­men­ta­tion. Sauf que le chercheur (sci­en­tifique) sait qu’il cherche une vérité, alors que l’objet de la recherche artis­tique – théâ­trale pour moi – ne pro­duit pas de vérité : il est dans le mou­ve­ment même de la recherche.

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