« Nous vivons tous dans l’histoire même si nous n’en habitons que la périphérie »

Entretien
Théâtre

« Nous vivons tous dans l’histoire même si nous n’en habitons que la périphérie »

Le 6 Fév 2017
Ascanio Celestini et David Murgia au Teatro Palladium de Rome. Photo © MAILA IACOVELLI.
Ascanio Celestini et David Murgia au Teatro Palladium de Rome. Photo © MAILA IACOVELLI.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 130 - Ancrage dans le réel / Théâtre National (Bruxelles) 2004-2017
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Le dernier spec­ta­cle d’Ascanio Celes­ti­ni, Lai­ka, se situe à la lisière de l’humanité, là où de sin­gulières fig­ures évolu­ent dans un monde far­felu, mar­gin­al, inas­sim­i­l­able. Accom­pa­g­né sur scène par l’accordéoniste Gian­lu­ca Casadei, Celes­ti­ni porte la voix de ce monde-là à tra­vers un nar­ra­teur prin­ci­pal, un faux aveu­gle alcoolique, mi prophète mi fou, qui dia­logue avec un « Pierre » dont la voix (enreg­istrée) est celle de l’actrice ital­i­enne Alba Rohwach­er1.

Cette sai­son 16/17 l’auteur, acteur et met­teur en scène (réal­isa­teur, chanteur…) ital­ien sera présent par chez nous avec deux comé­di­ens belges : David Mur­gia et Vio­lette Pal­laro. Avec et pour David, il a réécrit Lai­ka ; avec et pour Vio­lette, il crée une pièce sobre­ment inti­t­ulée Dépayse­ment2.

Lau­rence Van Goethem : LAIKA, du nom de la chi­enne – une bâtarde (cela a son impor­tance) – qui fut envoyée dans l’espace par les Russ­es, est l’être vivant qui s’est le plus rap­proché de Dieu (enten­du aus­si dans le sens laïque – notons le jeu de mots – de sens de la vie, jus­tice, éthique, etc.). Pourquoi avoir eu envie de recon­vo­quer ce fan­tôme-là ?

Ascanio Celes­ti­ni : J’aime racon­ter les his­toires de ceux qui ne peu­vent racon­ter. Ou, plutôt, qui le peu­vent, mais seule­ment à leurs enfants, leurs amis, à ceux qu’ils ren­con­trent occa­sion­nelle­ment. Dans ces « occa­sions », je repère comme dans un trou noir, une chose impor­tante qui se met à iris­er.

LVG : Après Dis­cours à la nation, où le nar­ra­teur se situ­ait du côté des « puis­sants » (chef d’entreprise, pro­prié­taire, dic­ta­teur…), tu redonnes ici voix aux mar­gin­aux, aux oubliés, aux absents… Pens­es-tu avoir été défini­tive­ment « cor­rompu » ? Ton regard a‑t-il changé ?

AC : Para­doxale­ment, je crois que le per­son­nage est tou­jours le même. Parce que je pense surtout aux gens et non pas au rôle qu’ils inter­prè­tent sur scène ou dans la société. Si je pre­nais le patron d’une multi­na­tionale et que je le met­tais à faire le cireur de pom­pes, j’aurais devant moi, quoi qu’il arrive, un cireur de pom­pes et non un grand patron. J’essaie d’écrire l’histoire des hommes et non des rôles qu’ils inter­prè­tent.

LVG : Lai­ka sera inter­prété ici en Bel­gique par David Mur­gia. C’était un désir que tu avais de lui con­fi­er à nou­veau un de tes textes ? Com­ment avez-vous tra­vail­lé ? Seras-tu présent sur scène ?

AC : Avec David, nous avons réécrit mes textes. C’était indis­pens­able parce qu’ils sont nés pour mon corps et ma voix, mais devaient devenir instru­ments pour sa voix et son corps. Je ne serai pas sur scène de la Lai­ka belge mais il y aura mon regard, ma façon de voir l’acteur par­lant.

Ciné­ma ver­sus théâtre…

LVG : Tu fais un théâtre « nu », avec peu de décor, seule­ment de la musique en live. Pour toi, le théâtre est – plus que jamais – un rite laïque ?

AC : Oui, un rite laïque. Par rap­port à la messe, il manque juste – heureuse­ment – un pub­lic répé­tant par coeur des phras­es qu’il ne com­prend pas mais qui imprèg­nent son esprit depuis l’enfance.

LVG : Tu fais aus­si du ciné­ma. Quelles dif­férences vois-tu entre ces deux formes artis­tiques ? Laque­lle te sem­ble plus proche du réel ?

AC : Si je dois penser au réel j’ai les genoux qui trem­blent ! J’essaie d’être con­cret. De par­ler de choses qu’on peut approcher. Au ciné­ma, les objets se racon­tent presque tout seuls. Une chaise est une chaise, un homme est un homme. Au théâtre, le spec­ta­teur est plus scep­tique. Même s’il se trou­ve face à des êtres humains en chair et en os, il sait que le spec­ta­cle est un sim­u­lacre, un faux.

Ce que je cherche au théâtre, en lit­téra­ture, en musique, au ciné­ma… c’est que les mots et les objets dia­loguent entre eux.

LVG : Tu n’as jamais pen­sé à fusion­ner les deux arts, et, comme beau­coup de met­teurs en scène font aujourd’hui, d’ajouter de la vidéo sur le plateau ?

AC : Les ponts entre un lan­gage et l’autre (théâtre et ciné­ma, musique et lit­téra­ture) doivent être con­stru­its par le des­ti­nataire, le béné­fi­ci­aire, pas par le con­struc­teur de l’œuvre. Je suis une sorte de quin­cailler qui vend des out­ils de tra­vail.

La sci­ence, le sang et les urines

LVG : Tu es anthro­po­logue de for­ma­tion. Dans Lai­ka tu évo­ques la sci­ence et Stephen Hawk­ing en par­ti­c­uli­er. La sci­ence sig­ni­fie-t-elle le pro­grès ? Peut-elle, d’après toi, aider à la rédemp­tion de l’humanité ? Qu’est-ce qui nous rap­proche le plus de Dieu, l’art ou la sci­ence ?

Gianluca Casadei et Ascanio Celestini dans Laika, écriture et mise en
scène Ascanio Celestini, Roma Europa Festival, 2015. Photo Fabiola Chierici.
Gian­lu­ca Casadei et Ascanio Celes­ti­ni dans Lai­ka, écri­t­ure et mise en scène Ascanio Celes­ti­ni, Roma Europa Fes­ti­val, 2015. Pho­to Fabi­o­la Chieri­ci.

AC : Si on était au bar devant une tasse de café, je te dirais que la sci­ence, pour moi, c’est « l’analyse du sang et des urines ». Elle me sert à com­pren­dre si je vais bien, assez bien, pas très bien ou mal. Mais la sci­ence est aus­si ce que les non sci­en­tifiques perçoivent, c’est-à-dire une inter­pré­ta­tion incon­testable du tout.

Entre ces deux per­spec­tives, je préfère les analy­ses du sang et des urines.

D’une langue l’autre

LVG : Tu as un mode très par­ti­c­uli­er de te faire « traduire » en direct par Patrick Bebi sur les scènes fran­coph­o­nes. Tu le feras à nou­veau pour Dépayse­ment.

AC : Patrick est un ami. Pas seule­ment dans le sens com­mun où on l’entend au niveau humain. C’est un ami de mots. Il essaie de traduire mes petits textes en d’autres petits textes qui, même si on perd la langue, parvi­en­nent mal­gré tout à demeur­er humains.

LVG : Tu préfères ce con­tact direct à des éventuels sur­titres. Pourquoi ?

AC : Le « dépayse­ment » dont je par­le est un sen­ti­ment sim­ple. L’Homme qui s’éloigne du lieu où il a tous ses repères, s’égare. Il a le sen­ti­ment d’être une plante vivante qui aurait per­du ses racines vitales.

LVG : Ici, tu tra­vailleras avec Vio­lette Pal­laro. Com­ment écrivez-vous la pièce ?

AC : À Mar­seille, dernière­ment, on a écrit ensem­ble la moitié du spec­ta­cle. J’avais besoin de sa présence. Sans sa voix, je n’aurais pas pu met­tre ensem­ble les mots qu’elle prononce. Main­tenant, je pour­su­is l’écriture en pen­sant à Vio­lette comme corps et voix de l’histoire.

Une spec­ta­trice ital­i­enne qui a vu presque tous mes spec­ta­cles en Ital­ie m’a dit : je ne pen­sais pas que ce serait pos­si­ble de voir un de tes spec­ta­cles joué par une autre per­son­ne, mais main­tenant je me rends compte que c’est impos­si­ble de voir le spec­ta­cle de Vio­lette joué par toi.


  1. D’après Andrea Porched­du, tiré de www.glistatigenerali.com (traduit par nous). ↩︎
  2. Lai­ka, texte d’Ascanio Celes­ti­ni, avec David Mur­gia, est pro­gram­mé au Fes­ti­val de Liège en jan­vi­er 17, au Théâtre Nation­al (Brux­elles) et à l’Ancre de Charleroi en févri­er 17. Dépayse­ment, texte d’Ascanio Celes­ti­ni, avec Ascanio celes­ti­ni, Vio­lette Pal­laro et Patrick Bebi, sera créé en avril 17 au Théâtre Nation­al (Brux­elles).  ↩︎
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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