INTERVIEWER MARC LIEBENS, c’est nécessairement accepter sa « mise en scène » de l’interview. Sur le thème du désir, je lui avais proposé de partir d’AMPHYTRION, d’après von Kleist, un des grands succès du couple Liebens — Fabien des années 1990 où l’on ressent les contradictions d’Alcmène, séduite par Zeus, sous les traits de son mari.
Or c’est le présent qui intéresse Marc, et le futur immédiat. Alors la mythologie grecque, oui, mais à la lumière du spectacle qu’il mitonne, PENTHÉSILÉE,toujours d’après von Kleist ou de MÉDÉE, d’après Heiner Müller, montée récemment à Genève. Ou encore d’HÉLÈNE, d’après Goethe, présentée à Genève, puis à Bruxelles (au théâtre Le Public, début 2009). À la lumière aussi du dialogue, par livres interposés, entre Catherine Millet (LA VIE SEXUELLE DE CATHERINE M., 2001) et son compagnon, Jacques Henric (COMME SI NOTRE AMOUR ÉTAIT UNE ORDURE, 2004).
Tout part donc d’une lecture, par Marc, d’un extrait de PENTHÉSILÉE, de Kleist, le récit par Méroé, de la mort d’Achille, dévorée par la Reine des Amazones et ses chiens. Extrait.
«Elle n’est plus qu’une chienne parmi les chiens qui s’attaquent aussitôt à la gorge et à la nuque. Mais lui, il se traîne dans la pourpre de son sang et s’écrie, tout en caressant la joue de son bourreau : « Penthésilée, que fais-tu, toi qui es ma fiancée ? La Fête que tu me promettais, c’est donc cela ? ». Et certes la lionne la plus affamée se serait laissé attendrir par cette plainte. Mais pas elle ! Non. Car elle arrache la cuirasse qui protège encore Achille, et dans sa jeune poitrine, elle plante ses dents, déchire la chair, et dispute la place à ses chiens.
Christian Jade : Alors comment représenter « ça », cette scène de cannibalisme amoureux ?
Marc Liebens : L’action a déjà eu lieu et Méroé, qui la rapporte, crée la distance avec l’action décrite. Je pourrais imaginer deux comédiennes, qui ouvriraient leur sexe, à la façon de L’ORIGINE DU MONDE de Courbet, dans un rapport de proximité avec un couple de spectateurs. Une hypothèse de travail que je rejette comme une représentation violente mais pauvre. Je suis confronté souvent à ce problème de la représentation du désir. Mais si je dois faire de ce désir une action concrète, je me plante. Je n’ai pas à me substituer à la sexualité de mon spectateur, mon souci est de partager avec lui des choses fortes dont il fait ce qu’il veut. C’est très important pour moi. Je ne suis pas gestionnaire du sens à donner au spectateur. Je ne communique pas quelque chose aux gens, je m’interroge avec eux sur le désir, le pouvoir, la mort, par le biais d’un auteur et des acteurs.
Dans le cas de PENTHÉSILÉE, Kleist ne s’intéresse pas au sexe mais à une guerrière nomade, qui n’a rien à voir, ni avec les Grecs, ni avec les Troyens. Elle fait sa guerre à elle, rencontre Achille et dans leur rencontre amoureuse, elle va « jusqu’au bout » de sa logique amoureuse, pas banale, le dévorer avec ses chiens. Représenter ça ? Le texte, dit par Méroé, sera joué, un point c’est tout. Ce que le spectateur en fait, ce n’est pas à moi de le dire.
Photo D. R.
C. J. : Entre le « dire » et le « jouer », quelle différence ? Comment suggérer des situations « limite », comme l’inceste ou le cannibalisme amoureux ?
M. L. : L’acteur qui parle se construit, ce qu’il dit le constitue, il trace un itinéraire qui le mène quelque part. Dans JOCASTE, de Michèle Fabien, Jocaste est à la fois « la mère d’Oreste » et « la merde d’Oreste », que tout le monde condamne. Elle se sent souillée, rejetée mais en même temps rappelle à Oreste qu’elle est sa femme autant que sa mère et qu’ils ont joui ensemble sans honte : ça a eu lieu, Oreste ne peut nier cette vérité qui a duré dix-sept ans… Michèle Fabien fait éclater le tabou de l’inceste, sa langue constitue le spectacle et son discours construit l’actrice qui la joue. Ce beau texte érotique, la scène d’amour avec Œdipe, je ne suis jamais parvenu à la « mettre en scène » concrètement. L’énormité de l’acte a été très bien « dite » mais je crois que la représentation n’a jamais eu l’impact d’une simple lecture ! Les mots sont souvent plus forts que la représentation concrète de ce qu’ils énoncent.
C. J. : Un de tes plus grands succès, AMPHITRYON, de Kleist, revu par Michèle Fabien, place le désir au centre, avec Alcmène qui trompe son guerrier de mari avec Zeus en personne.
M. L. : Pour moi, c’est moins une pièce sur le désir que sur le vertige de l’identité. Pour séduire une femme un Dieu doit changer de nature, devenir un homme et en plus être le double parfait d’Amphitryon. Alcmène n’a pas de gros problème de conscience puisqu’elle n’a pas vraiment trompé son mari, tant la ressemblance de l’amant et du mari est parfaite ! Une pièce qui montre aussi que désir, pouvoir et sexualité vont toujours de pair.
Photo Fédéral/Regis Golay.