L’art de repousser les murs

Entretien
Théâtre

L’art de repousser les murs

Entretien avec Valérie Jung réalisé par Isabelle Dumont

Le 27 Nov 2012
Florence Madec, Yvette Poirier et Marc Schreiber dans EST-CE QUE TU DORS ? écriture et mise en scène Martine Wijckaert. Photo Danièle Pierre.
Florence Madec, Yvette Poirier et Marc Schreiber dans EST-CE QUE TU DORS ? écriture et mise en scène Martine Wijckaert. Photo Danièle Pierre.

A

rticle réservé aux abonné.es
Florence Madec, Yvette Poirier et Marc Schreiber dans EST-CE QUE TU DORS ? écriture et mise en scène Martine Wijckaert. Photo Danièle Pierre.
Florence Madec, Yvette Poirier et Marc Schreiber dans EST-CE QUE TU DORS ? écriture et mise en scène Martine Wijckaert. Photo Danièle Pierre.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

ISABELLE DUMONT : C’est une col­lab­o­ra­tion de plus de trente ans que vous menez avec Mar­tine Wijck­aert …

Valérie Jung : Oui, Mar­tine m’a engagée sur la créa­tion de EST-CE QUE TU DORS?, qu’elle réal­i­sait avec cinq étu­di­ants d’une pro­mo­tion de l’INSAS. C’était en 1984. J’étais en 4e année à la Cam­bre, en sec­tion scéno­gra­phie, et je venais de tra­vailler sur LA FOSSE, une créa­tion d’Alain Pop­u­laire, met­teur en scène et grand ami de Mar­tine. Il lui a par­lé de moi et elle m’a con­tac­tée. J’étais très impres­sion­née parce que je savais quel reten­tisse­ment avait eu LA PILULE VERTE. Je ne me sou­viens pas de notre pre­mière ren­con­tre, mais Mar­tine m’a dit plus tard qu’elle avait refusé plusieurs fois de me ren­con­tr­er parce qu’elle esti­mait que les gens de la Cam­bre ne savaient pas planter un clou !

En plus, EST-CE QUE TU DORS ? était un vrai défi : il n’y avait pas beau­coup d’argent, il fal­lait avoir beau­coup d’idées, s’engager com­plète­ment, y com­pris physique­ment parce qu’on fab­ri­quait tout nous-mêmes : je peignais les décors, je fai­sais séch­er des cen­taines de ban­des de papi­er-jour­nal partout dans la Bal­samine pour le faire vieil­lir… C’était vrai­ment pren­dre un décor à bras le corps, et j’aimais ça, parce que j’étais à la fois dans la matière du sujet et dans la matière con­crète du plateau. Il fal­lait se dépass­er à tous niveaux, mais c’est ce que j’ai tou­jours fait avec Mar­tine. Elle m’a tou­jours poussée au bout de mes retranche­ments, et de la bonne manière ; c’est le seul met­teur en scène avec qui j’ai vécu ça, et je pense que c’est avec elle que j’ai réal­isé mes meilleures scéno­gra­phies. Je revendique pleine­ment toutes les autres, mais il y a un « plus » avec Mar­tine…

I. D.: Com­ment définiriez-vous con­crète­ment ce « plus » ?

V. J.: Ça veut dire con­tin­uer à penser la matière, même quand les choses sont déjà définies. Mar­tine est vision­naire, mais elle laisse de la place à la per­son­ne en face d’elle – un peu moins sur ses dernières créa­tions parce que tout est très écrit et qu’elle est de plus en plus immergée dans les arts plas­tiques elle-même… quoique si elle avait tra­vail­lé avec quelqu’un d’autre sur ces créa­tions-là, le résul­tat aurait été fort dif­férent. Donc, je sais que j’ai une vraie place… et puis on tra­vaille très bien en tan­dem parce qu’on se con­naît bien.

I. D.: Vous êtes en fait la pre­mière inter­locutrice de Mar­tine… Est-ce qu’elle dia­logue déjà avec vous au stade de la con­cep­tion de ses créa­tions ?

V. J.: Elle tra­vaille très longtemps seule dans son petit bureau, elle m’appelle de temps en temps, et je suis la pre­mière à être au courant de ce qu’elle pré­pare. Quand son pro­jet est écrit, on le lit ensem­ble ; des choses peu­vent alors chang­er, surtout au niveau de la fais­abil­ité tech­nique… mais je livre aus­si mes sen­sa­tions au niveau artis­tique. Elle tient fort à ses idées, ce qui est très bien, mais elle n’est pas fer­mée, et elle est tout à fait capa­ble de chang­er d’orientation.

I. D.: Dans la biogra­phie éditée sur son site, Mar­tine écrit que votre col­lab­o­ra­tion « aura, au fil du vécu, généré un type bien par­ti­c­uli­er d’écriture scénique qua­si com­mune et où la fron­tière entre l’écrit et la plas­tique s’est peu à peu éva­porée. »

V. J.: Je pense que ce qu’elle veut dire par là, c’est que je l’ai beau­coup nour­rie par rap­port à ce que j’aime, à ce qui m’intéresse dans les arts plas­tiques, surtout con­tem­po­rains. Je me suis pro­gres­sive­ment con­sti­tuée une banque d’images et d’ambiances (pein­tures, pho­tos, vidéos, sculp­tures, instal­la­tions…) à par­tir desquelles je tra­vaille. Quand Mar­tine me par­le d’une idée scénique, je puise dans ma réserve et je lui envoie des images. Elle a aus­si ses images, plutôt liées à la pein­ture anci­enne. C’est ain­si qu’on finit par partager un mag­a­sin com­mun. Mais l’objet scénique que nous créons n’est pas une cita­tion de ces images, elles ser­vent plutôt de source d’inspiration.

I. D.: Revenons aux débuts de votre com­pagnon­nage, qui sont liés à la Bal­samine, cette caserne où le théâtre s’est instal­lé dans tous les espaces pos­si­bles… Ce lieu a‑til influ­encé votre tra­vail scéno­graphique ?

V. J.: Sur EST-CE QUE TU DORS?, pas directe­ment, puisque nous jouions sur la scène de l’ancien amphithéâtre de la caserne. Mais il y avait un effet scénique assez mag­ique, lié à une décou­verte éton­nante que Mar­tine avait faite sous le planch­er de l’amphithéâtre : elle y avait trou­vé une maque­tte d’état-major d’une par­tie de la Bel­gique, et ça l’avait telle­ment mar­quée qu’elle avait voulu recon­stituer cette décou­verte… Le décor, un énorme lit mon­té sur vérins et recou­vert de farine, se soule­vait donc à un moment don­né et lais­sait entrevoir une maque­tte de ville…

Mar­tine ouvre tou­jours de très beaux chemins poé­tiques et men­taux, elle a une force imag­i­naire telle qu’on ne peut pas rester indif­férent. On y va ou on n’y va pas, mais si on y va, c’est totale­ment et jusqu’au bout. On sait à quoi s’en tenir !

I. D.: Pour ROMÉO ET JULIETTE, vous avez par con­tre pleine­ment joué du lieu…

V. J.: Oui. Mar­tine voulait tra­vailler sur la soli­tude de Roméo et Juli­ette dans le grand monde, et surtout sur la lumière et le lever du soleil réels. Mais aus­si sur la ver­ti­cal­ité non « trichée », d’où le choix de cet immense départ d’escalier vers une hau­teur non vis­i­ble. On s’est longtemps bal­adées dans la caserne pour trou­ver le lieu adéquat du spec­ta­cle, puis on l’a amé­nagé, en n’hésitant pas à cass­er des bouts de mur (je me sou­viens d’ailleurs de l’entrepreneur qui n’y allait pas de main morte!). Mais même quand on jouait dans l’amphithéâtre, la caserne et son enceinte avaient leur poids. Dans MADEMOISELLE JULIE par exem­ple, on ne voy­ait qu’un bout d’extérieur par la fenêtre ouverte en fond de scène, mais tout l’extérieur ren­trait à l’intérieur – en tout cas, je pense que le pub­lic devait avoir cette sen­sa­tion : on entendait les acteurs courir dehors, des effets de lumière sur le plateau étaient assurés depuis l’extérieur…

I. D.: La caserne sus­ci­tait une effer­ves­cence créa­trice à tous niveaux, non ?

V. J.: Oui, on était lessivés après chaque créa­tion, mais c’était une époque for­mi­da­ble, d’une lib­erté sauvage, où l’on avait le droit de se planter, où des choses éclataient de tous côtés dans l’enceinte du lieu : Louise De Neef et ses Lundis de Lucifer Pro­duc­tion par exem­ple, Char­lie Degotte dans la « salle des nains », Chris­tine Henkart dans le « salon des maréchaux », Isabelle Pousseur dans les couloirs… C’est sûr qu’il y a un avant et un après dans la caserne Dail­ly.

I. D.: Vous avez égale­ment assuré la con­cep­tion des cos­tumes sur plusieurs pro­duc­tions, jusqu’à MADEMOISELLE JULIE où vous avez passé le relais à Lau­rence Villerot.

Yvette Poirier dans ROMÉO ET JULIETTE, écriture et mise en scène Martine Wijckaert d’après William Shakespeare. Photo Danièle Pierre.
Yvette Poiri­er dans ROMÉO ET JULIETTE, écri­t­ure et mise en scène Mar­tine Wijck­aert d’après William Shake­speare. Pho­to Danièle Pierre.

V. J.: Oui, et c’est une très bonne chose. Quand les corps de méti­er sont mul­ti­ples, ça enri­chit le spec­ta­cle, je trou­ve, et puis je me sens moins cos­tu­mière que scéno­graphe. Cela dit, j’ai fait des recherch­es pas­sion­nantes sur les cos­tumes, par exem­ple pour la petite robe jaune d’Yvette Poiri­er dans ROMÉOET JULIETTE, ou pour les armures d’Yvette Poiri­eret de Patrick Descamps dans LA THÉORIE DU MOUCHOIR, qui s’entre-déshabillaient dans un bruit de fer­raille, comme un cou­ple avant l’amour !

I. D.: Com­ment suiv­ez-vous la réal­i­sa­tion des pro­jets, en habi­tant Paris ?

V. J.: Sur les pre­miers spec­ta­cles, j’habitais Brux­elles et j’étais très présente, je fai­sais d’ailleurs beau­coup moi-même. Main­tenant, je suis tou­jours les choses de près, je viens pour de longues péri­odes à chaque fois, et je tra­vaille avec des con­struc­teurs et directeurs tech­niques que je con­nais bien, à qui je peux déléguer en con­fi­ance. Je ne suis pas une hyper tech­ni­ci­enne, donc je m’entoure le mieux pos­si­ble, de gens non seule­ment com­pé­tents mais aus­si aven­tureux ! Je pense à Nathalie Bor­lée, qui a assuré la direc­tion tech­nique de plusieurs pro­duc­tions. Sa rigueur, son sérieux et sa fran­chise d’intervention, même au niveau artis­tique, ont été très pré­cieux. Je pense aus­si bien sûr à Lau­rence Villerot, qui, en plus de pren­dre le relais au niveau des cos­tumes, m’a assistée sur MADEMOISELLE JULIE, NATURE MORTE, ET DE TOUTES MES TERRES, et CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE. Lau­rence s’y con­naît très bien en tech­nique et elle a fait des régies com­pliquées ; quand elle était avec les équipes de tournée, j’étais tran­quille, je savais que tout irait bien…

I. D.: Mar­tine abor­de-t-elle la créa­tion d’un texte de réper­toire, comme Labiche, Ibsen ou Shake­speare, dif­férem­ment d’une créa­tion per­son­nelle ?

V. J.: Je dirais qu’il y a un peu plus d’indéterminé… Sur LE PLUS HEUREUX DES TROIS, elle n’avait pas d’idée pré­cise par rap­port à l’espace, elle par­lait de murs flot­tants ou poreux, qui per­me­t­tent de pass­er d’un endroit à un autre… On a beau­coup cher­ché avant d’arriver à ce rideau qui tra­ver­sait la scène en lacets. Pour MADEMOISELLE JULIE, par con­tre, c’était très clair, tout s’articulait autour d’une immense table, qu’on a con­stru­ite en per­spec­tive. ET DE TOUTES MES TERRES était aus­si plus com­pliqué : Mar­tine voulait une grande table, là encore, qui serve au Par­lement, au champ de bataille, mais on a longtemps dis­cuté ensem­ble avant d’arriver à définir l’ensemble du dis­posi­tif, sans compter le défi tech­nique de cet immense rideau qui avançait, rec­u­lait, « agis­sait » comme un per­son­nage sup­plé­men­taire…

I. D.: Et com­ment s’est con­stru­it NATURE MORTE, qui tenait plus de l’installation plas­tique ?

V. J.: On l’a vrai­ment élaboré ensem­ble, ce spec­ta­cle. L’idée du cheval qui se déman­tibule, c’était une vision que Mar­tine avait eue dès le début, mais pour l’atelier du pein­tre lui-même, le mobili­er, le jeu de pro­jec­tion de la fenêtre, c’était beau­coup plus libre. Elle avait un sto­ry-board, mais il a été cham­boulé – elle ne déteste pas ça, d’ailleurs…

I. D.: Table, rideau, cheval, fenêtre… Mar­tine a des images fétich­es, non ?

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Théâtre
Valérie Jung
1
Partager
Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spectacles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements