Regards d’acteurs

Entretien
Théâtre

Regards d’acteurs

Entretiens croisés avec Véronique Dumont, Héloïse Jadoul, Olindo Bolzan, Dominique Grosjean, Alexandre von Sivers, Jean-Jacques Moreau et Yvette Poirier animés par Benoît Hennaut

Le 28 Nov 2012
Dominique Grosjean et Marc Schreiber dans MADEMOISELLE JULIE d’August Strindberg. Photo Danièle Pierre.
Dominique Grosjean et Marc Schreiber dans MADEMOISELLE JULIE d’August Strindberg. Photo Danièle Pierre.

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Dominique Grosjean et Marc Schreiber dans MADEMOISELLE JULIE d’August Strindberg. Photo Danièle Pierre.
Dominique Grosjean et Marc Schreiber dans MADEMOISELLE JULIE d’August Strindberg. Photo Danièle Pierre.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

À TRAVERS plusieurs ques­tions croisées, ces comé­di­ens qui ont mar­qué d’autant de balis­es le par­cours de met­teure en scène de Mar­tine Wijck­aert nous livrent leur regard sur sa per­son­nal­ité, ses méth­odes de tra­vail ou encore la nature même de son théâtre. Avec respect, ten­dresse, et humour.

Benoit Hen­naut : Quelle est la place, ou plutôt l’impact, le cratère, que la météorite Wijck­aert a pu laiss­er dans votre par­cours de comé­di­en ? Quels sont les élé­ments tou­jours impor­tants aujourd’hui dans votre tra­vail d’acteur qui sont dus au fait d’avoir été à ses côtés, d’avoir tra­vail­lé à son con­tact ?

Alexan­dre von Sivers : C’est qu’on peut créer quelque chose à par­tir de rien, d’une pure volon­té de faire, sans avoir de sub­sides, sans être issu d’une famille théâ­trale ni en avoir les moyens ou le sou­tien. On a envie d’exprimer quelque chose et on se donne les moyens de l’exprimer. Alors qu’elle avait déjà mon­té FASTES D’ENFER de Ghelderode à la Chapelle de Ned­er-Over-Heem­beek, YANULKA dans le park­ing du métro Rogi­er, HOP SIGNOR ! aus­si de Ghelderode dans un ancien stu­dio de ciné­ma désaf­fec­té, LÉOPOLD II dans l’ancienne caserne Albert à la rue des Petits Carmes, ou bien sûr LA PILULE VERTE dans un bâti­ment désaf­fec­té de la caserne Dail­ly, tout à coup le directeur du Théâtre Nation­al, Jacques Huis­man, la con­voque en lui dis­ant : « Mar­tine, je vous donne mon théâtre, vous pou­vez faire tout ce que vous voulez ! Mais je com­prends que vous ne voulez pas jouer dans des lieux con­ven­tion­nels, donc je vous offre mon ate­lier de menuis­erie ». Mar­tine n’a évidem­ment pas accep­té et a con­tin­ué son bon­homme de chemin…

Jean-Jacques More­au : Ce qu’elle m’a surtout apporté, c’est cette folie qu’elle ne con­trôle pas, et qu’elle dif­fuse au petit bon­heur, avec des mots qui étaient pour moi d’une bel­gi­tude que j’ai immé­di­ate­ment aimée. Cela dégénérait dans un sens com­plète­ment fou, avec des mots qui la dépas­saient, comme par exem­ple : « j’ai les ovaires dans le chignon ». Il faut quand même oser ! Et puis de s’intéresser à une petite chose qui n’existe pas. D’un seul coup, il y a une petite chose qui l’attire alors que ça fait qua­tre ou cinq heures qu’on répète et qu’on est passé par mille détails. Pour elle, à un moment pré­cis, c’est le petit clou sur un petit feu. Elle s’exclame : « Ah, ce petit clou qui est là ! », et on se demande ce qui se passe. Mais finale­ment, ça reste dans le crâne et ça nous oblige à jouer autrement, ça nous oblige à être un peu fou. Il y a des petits moments comme ça où il ne faut pas chercher à com­pren­dre. Elle vous donne une impul­sion de vie autre que le théâtre.

Yvettte Poiri­er : C’est assez dif­fi­cile à exprimer puisqu’on est quelque part dans l’irrationnel avec Mar­tine Wijck­aert. Il y a quelque chose de l’ordre de l’indicible, qui m’a ouvert les portes de l’imaginaire. Une impres­sion que tout est pos­si­ble, que l’on peut tout faire, tant dans des choses très réelles, très con­crètes, que dans l’onirisme et l’irrationnel. Je pense aus­si que cela m’a per­mis d’être engagée avant tout par le corps dans le tra­vail. Même quand il y a un texte. Je l’ai appris avec Mar­tine dans EST-CE QUE TU DORS?, ou LA THÉORIE DU MOUCHOIR, dans lesquels il y avait peu ou qua­si pas de texte. L’apprentissage du plateau s’effectue par le corps, le corps est extrême­ment engagé et pro­duit du sens avant même que le texte inter­vi­enne. C’est quelque chose qui me définit encore main­tenant.

Dominique Gros­jean : Mar­tine a un œil mag­nifique qui lui per­met d’aller véri­ta­ble­ment chercher des inten­tions chez l’acteur. On fai­sait une ital­i­enne de MADEMOISELLE JULIE avec Estelle Mar­i­on et Marc Schreiber ; une ital­i­enne un peu inter­prétée, où on était dans des sen­sa­tions. Dans ces moments-là, Mar­tine nous dis­ait : « voilà, là tu es juste ! ». C’était mag­nifique, car après, on allait sur le plateau pour retra­vailler et on pos­sé­dait quelque chose de très pré­cieux au niveau des inten­tions qui s’était pré­cisé­ment déclenché à cet endroit-là.

Olin­do Bolzan : Ce qui m’a frap­pé, c’est surtout le temps qu’elle pre­nait avec moi. Dans NATURE MORTE, j’étais tout seul, et le spec­ta­cle était entière­ment muet, comme une longue didas­calie. À un moment don­né, mon per­son­nage fumait une cig­a­rette. C’est peut-être banal pour d’autres, mais moi j’étais devant quelqu’un qui accepte que je fume une cig­a­rette du début à la fin. C’est long ! Neuf met­teurs en scène sur dix s’ennuient après que tu as tiré un pre­mier coup. Ce rap­port d’attention et de bien­veil­lance m’a fait beau­coup de bien à l’époque. C’est comme se dire : « tiens, je peux exis­ter juste en étant là ». Toutes ces actions ont été recom­primées dans le temps théâ­tral de la représen­ta­tion évidem­ment. Mais dans le temps de la répéti­tion, tout était per­mis. Pour moi, c’était assez nou­veau ce rap­port au silence et au temps. Sim­ple­ment être là et respir­er. Même de dos.

Véronique Dumont : Quand on s’est ren­con­trées, mon plus grand sou­venir est d’être dans son bureau, de décou­vrir le texte qu’elle avait écrit, et de n’y com­pren­dre absol­u­ment rien ! Elle me dit : « qu’est-ce que tu en pens­es ? », et je réponds : « c’est comme si tu demandais à un aveu­gle qui ne peut même pas employ­er ses mains à quoi ressem­ble la pièce dans laque­lle il est ! ». Elle est dans un univers telle­ment fou, telle­ment baroque, qu’il y a des recoins en tous sens, les phras­es n’en finis­sent pas et on ne sait pas de quoi elle par­le exacte­ment. Mais elle me fait con­fi­ance dès le départ, me donne ce texte et me dit : « prends-le ». Chaque fois qu’on a tra­vail­lé, j’ai fini par com­pren­dre la chose et par devenir, comme elle m’appelait, son ambas­sadeur. C’est un sacré per­son­nage, et c’est impor­tant de ren­con­tr­er de sacrés per­son­nages !

Héloïse Jadoul : C’est assez étrange pour moi, car cela a été très forte­ment lié à mon évo­lu­tion, et à mon ado­les­cence. Je n’ai pas du tout perçu la portée de cer­taines choses au départ. Je me rap­pelle qu’elle ado­rait mon arro­gance, parce que je lui avais demandé de garder ma peluche pen­dant le spec­ta­cle CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE, alors que j’avais dix ans. Quand je suis allée voir la deux­ième pièce de la trilo­gie, le seul en scène de Véronique [Dumont], j’étais com­plète­ment embal­lée et je suis allée la voir en lui dis­ant : « la prochaine, je suis dedans ! ». Ce qui me mar­que main­tenant dans le tra­vail, c’est l’exigence, et ce qu’elle appelle la vir­tu­osité. C’est un point d’honneur que je me suis don­né de tou­jours aller chercher tous les mots, de voir ce qu’ils peu­vent amen­er dans leur musique. Il y a dans ses phras­es une grande musi­cal­ité. Même si on s’est heurtés à « fon­da­men­tale­ment, tale­ment, tale­ment, tale­ment » et à mille adverbes qu’on n’arrivait pas à dire !

B. H.: Si Mar­tine est une per­son­ne ful­gu­rante, com­ment peut-on définir sa per­son­nal­ité de met­teure en scène ? Quelle est la pat­te Wijck­aert en matière de direc­tion d’acteur ?

Yv. P.: Je me sou­viens de ses séances de notes le lende­main des représen­ta­tions où les remar­ques étaient d’une grande pré­ci­sion, très à l’écoute du jeu et de ce qui s’était passé en représen­ta­tion. En même temps, elle nous embar­que dans un univers irra­tionnel qui est le sien et auquel l’acteur doit adhér­er. C’est une bas­cule inces­sante entre des choses très con­crètes, très réelles, et des choses plus impal­pa­bles. Je pense qu’elle est extrême­ment exigeante, parce que son théâtre est à la fois très per­son­nel et pos­sède en même temps une dimen­sion uni­verselle à tra­vers la métaphore ou l’ordre sym­bol­ique.

D. Gr.: Mar­tine t’inscrit dans un univers plas­tique. Dans LA GUENON CAPTIVE, je jouais sur un plateau qui était rem­pli de ver­res à tra­vers lesquels il fal­lait slalom­er. Une petite plante était là aus­si ; Mar­tine y tenait absol­u­ment car elle appor­tait une touche de vert et de vie dans ce décor qui était déjà une sorte de nature morte de ver­res. Je les rem­plis­sais tous les soirs avec une seringue à chevaux, et je met­tais un petit peu de vin pour que ça sente la vinasse dès que le pub­lic entrait dans le théâtre. Ces détails-là, ils sont très por­teurs pour l’acteur. À cer­tains moments, elle t’interpelle dans ce con­texte et souligne avec pré­ci­sion un de tes gestes « là ! ce que tu viens de faire là, com­ment tu t’es accroupie dans ces ver­res, toi tu ne l’as peut-être pas vu mais…» Mar­tine a un œil de l’ensemble, ses spec­ta­cles sont tou­jours comme une décli­nai­son d’images.

Al. v. S.: Mar­tine utilise la con­cré­tude des choses. Ce n’est pas du réal­isme, parce que le réal­isme au théâtre, c’est de l’illusionnisme. Il n’y a pas de trompe‑l’œil chez Mar­tine, il n’y a pas de faux-sem­blant, il n’y a pas de décor en per­spec­tive, il y a l’utilisation immé­di­ate des élé­ments qui sont là. Le foy­er, l’énorme feu ouvert dans LA PILULE VERTE, nous l’alimentions tous les soirs avec des lattes que nous retiri­ons du par­quet. Cela dit, il y avait quand même un élé­ment d’illusion parce qu’on regar­nis­sait ces lattes de jour en jour. Mais le pub­lic avait vrai­ment l’impression qu’on reti­rait ces lattes du sol.

Yvette Poirier dans ROMÉO ET JULIETTE de William Shakespeare. Photo Danièle Pierre.
Yvette Poiri­er dans ROMÉO ET JULIETTE de William Shake­speare. Pho­to Danièle Pierre.

D. Gr.: Il y aus­si le con­cret du temps, comme dans MADEMOISELLE JULIE, où mon per­son­nage, Chris­tine, pétris­sait le pain au moment où les gens entraient dans la salle. Elle avait fait abat­tre une porte pour que j’aie une petite cui­sine où le pub­lic me voy­ait pétrir par un de ces miroirs panoramiques qu’on met dans les park­ings. C’était aus­si une allu­sion à la pein­ture, à Ver­meer, à l’image qui vient se rétré­cir. Le pain lev­ait pen­dant le spec­ta­cle et était cuit en temps réel à la fin de celui-ci. Cette superbe odeur envahis­sait le théâtre et puis nous man­gions le pain à la fin. Je trou­ve mag­nifique que le temps s’écoule sur scène et qu’il soit fait d’odeurs, de moments. À tra­vers ce temps, et ce qu’elle y met, Mar­tine expose une rela­tion organique à la matière.

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Benoit Hennaut
Benoît Hennaut est Docteur en lettres de l’ULB et de l’EHESS à Paris. Il est...Plus d'info
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