Faire nombre, ou comment « élargir » le public de danse contemporaine

Danse
Réflexion

Faire nombre, ou comment « élargir » le public de danse contemporaine

Le 16 Nov 2013
Isabelle Huppert dans COUR D’HONNEUR, mise en scène Jérôme Bel, Cour d’honneur du Palais des papes, Festival d’Avignon 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage / WikiSpectacle.
Isabelle Huppert dans COUR D’HONNEUR, mise en scène Jérôme Bel, Cour d’honneur du Palais des papes, Festival d’Avignon 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage / WikiSpectacle.

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Isabelle Huppert dans COUR D’HONNEUR, mise en scène Jérôme Bel, Cour d’honneur du Palais des papes, Festival d’Avignon 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage / WikiSpectacle.
Isabelle Huppert dans COUR D’HONNEUR, mise en scène Jérôme Bel, Cour d’honneur du Palais des papes, Festival d’Avignon 2013. Photo Christophe Raynaud de Lage / WikiSpectacle.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

METTRE LES FOULES en mou­ve­ment, faire danser le peu­ple : c’est là un rêve tenace de la moder­nité européenne, que l’on retrou­ve aus­si bien dans l’histoire du théâtre que dans celle de la danse du XXe siè­cle, assor­ti de toutes les ambiguïtés dont la grande His­toire, cette fois, a col­oré ces divers pro­jets au fil des décen­nies : nos­tal­giques de Rousseau et des fêtes nationales suiss­es à car­ac­tère d’abord religieux puis patri­o­tique, Adolphe Appia et le ryth­mi­cien Émile Jaques-Dal­croze ont œuvré ensem­ble, à Heller­au, à la créa­tion d’un espace unique réu­nis­sant acteurs et spec­ta­teurs dans la célébra­tion d’un même culte frater­nel, citoyen et com­mu­nau­taire, dans l’optique du « social­isme esthé­tique » dont par­le le scéno­graphe dans L’ŒUVRE D’ART VIVANT (1921). À la même époque, en Alle­magne, en Autriche et ailleurs, Rudolf Laban et ses dis­ci­ples ont lancé la mode des chœurs en mou­ve­ment (Bewe­gungschöre), capa­bles de rassem­bler jusqu’à dix mille par­tic­i­pants1 – ama­teurs et pro­fes­sion­nels con­fon­dus –, jusqu’à ce que ces man­i­fes­ta­tions grandios­es pren­nent une tour­nure résol­u­ment fas­cisante au début des années 1930, avec le tri­om­phe de l’idéologie nation­al-social­iste.

Après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, il faut atten­dre le retour des utopies lib­er­taires des années 1960 et 1970 pour voir ressur­gir la ten­ta­tion du grand : non plus, cette fois, comme signe de l’immortalité d’un peu­ple, mais comme lieu d’une expéri­ence col­lec­tive des­tinée à lut­ter con­tre l’hydre du cap­i­tal­isme et l’économie spec­tac­u­laire qui le sous-tend. Afin de ren­dre aux spec­ta­teurs un statut de sujets pen­sants, respon­s­ables et act­ifs face aux œuvres aux­quelles ils peu­vent être invités à par­ticiper, les mem­bres du Jud­son Group (né en 1962) mul­ti­plient hap­pen­ings, eventset per­for­mances insi­tudans de nou­veaux espaces per­for­mat­ifs non con­ven­tion­nels : musées, gym­nas­es, park­ings, rues, parcs, forêts, ter­rass­es, toits ou même parois d’immeubles. Au min­i­mal­isme du geste s’oppose le gigan­tisme du lieu, qui a pour effet le plus immé­di­at d’absorber la fig­ure dansante et le pub­lic qui la regarde dans un envi­ron­nement social ou un paysage naturel sans com­mune mesure avec les pro­por­tions du corps humain.

C’est un procédé que l’on peut retrou­ver encore aujourd’hui dans 30 X 30, le solo de trente min­utes que Paul-André Forti­er a inter­prété à ciel ouvert, pen­dant plusieurs années, dans toutes sortes d’espaces urbains sur trois con­ti­nents, chaque fois trente jours de suite quelle que soit la météo, pour des publics com­pos­ites for­més de spec­ta­teurs aver­tis, de badauds curieux ou de touristes en balade. Son objec­tif : « s’adresser à tout le monde ; redonner la vue à des gens qui passent là tous les jours sans voir l’endroit ; réveiller aus­si l’ouïe car les gens n’entendent plus les bruits de la ville. »2 C’est égale­ment l’ambition de la com­pag­nie française Retoura­mont, dont l’expérience con­viviale et ouverte à tous du mou­ve­ment aérien dans un envi­ron­nement citadin per­met aux usagers d’un lieu de le redé­cou­vrir depuis un nou­veau point de vue – en prenant de la hau­teur et des pho­tos ! –, et d’en mod­i­fi­er leur per­cep­tion habituelle en jouant con­crète­ment sur la per­spec­tive et les échelles.

Dans les deux cas, l’élargissement du pub­lic de la danse visé par ces artistes du plein air ne se fait plus en ter­mes quan­ti­tat­ifs, mais qual­i­tat­ifs : s’ils s’adressent au grand pub­lic, c’est tou­jours avant tout aux indi­vidus sin­guliers qui le com­posent, et non à la masse comme métonymie de com­mu­nautés nationales, eth­niques, cor­po­ratistes ou même esthé­tiques. On recon­naî­tra là une ten­dance plus générale de la danse con­tem­po­raine des trente dernières années, qui – à l’exception de pro­jets de com­mande telle l’organisation des céré­monies d’ouverture et de clô­ture des Jeux Olympiques d’Albertville par Philippe Decou­flé en 1992, ou celle des qua­torze défilés de mode choré­graphiés entre 1983 et 1994 par Régine Chopinot pour Jean-Paul Gaulti­er – a révisé sa con­cep­tion du grand, à com­mencer par la taille des publics et, le cas échéant, des salles de spec­ta­cle.

Sans fuir par principe les gross­es pro­duc­tions (pen­sons aux soirées-fleuves de Pina Bausch qui ont fait salle comble à Wup­per­tal, au Théâtre de la Ville et partout dans le monde pen­dant plus de vingt ans), la jeune danse européenne des années 1980 à aujourd’hui a plutôt priv­ilégié les petits et les moyens for­mats, sou­vent liés à des con­traintes économiques, mais pas seule­ment… Ce goût per­sis­tant pour le min­i­mal­isme, voire le minia­tur­isme, on le retrou­ve par exem­ple dans le fan­tasme récur­rent de Josef Nadj de jouer dans un espace réduit aux dimen­sions d’une boîte d’allumettes3. Ou encore dans le « pseu­do-spec­ta­cle » de Boris Char­matz inti­t­ulé HÉÂTRE – ÉLÉVISION (2002), auquel ne peut assis­ter qu’une seule per­son­ne à la fois, en l’absence de tout inter­prète vivant : « un énorme spec­ta­cle mis en boîte pour un pau­vre téléviseur-boîte noire et une pau­vre tête de spec­ta­teur-boîte noire. »4 Et même lorsqu’il se lance dans une grosse pro­duc­tion comme celle de CON FORT FLEUVE, créé en 1999 au Quartz Cen­tre nation­al dra­ma­tique et choré­graphique de Brest, le choré­graphe choisit volon­taire­ment de n’utiliser qu’une moitié de la salle et un tiers de la scène, habitué qu’il est aux for­mats con­fi­den­tiels adop­tés par la plu­part des artistes expéri­men­taux de sa généra­tion (Xavier Le Roy, Vera Man­tero, La Ribot, Meg Stu­art, etc.).

Ce n’est donc pas sans une cer­taine inquié­tude que Boris Char­matz s’est vu pro­pos­er par Vin­cent Bau­driller et Hort­ense Archam­bault de devenir en 2011 l’artiste asso­cié de la 65e édi­tion du Fes­ti­val d’Avignon et de créer, à cette occa­sion, une pièce pour la Cour d’honneur du Palais des papes. Peu cou­tu­mi­er des grandes salles, il s’est demandé com­ment con­cili­er ces deux don­nées con­tra­dic­toires que sont, d’une part, le gigan­tisme spa­tial et la solen­nité de l’événement, d’autre part la « petitesse » des inter­prètes d’ENFANT, pièce qu’il a créée spé­ci­fique­ment pour ce lieu. Encore tout imprégné de ses pro­pres sou­venirs d’enfance et de son expéri­ence de jeune spec­ta­teur du grand Fes­ti­val (il se rap­pelle notam­ment un spec­ta­cle de Maguy Marin joué en 1989 dans la Cour d’honneur5, où les inter­prètes, vus de trop loin, avaient beau sauter et tra­vers­er le plateau en courant, ils lui sem­blaient ne pas bouger ou tout au moins se mou­voir au ralen­ti!), Boris Char­matz a cher­ché un juste rap­port de pro­por­tion entre le jeu vul­nérable des vingt-six enfants présents sur scène, lais­sant de sur­croît une large part à l’improvisation, et les dimen­sions imposantes du lieu. Ce qui per­met de faire le lien entre ces deux grandeurs hétérogènes et de les ren­dre com­men­su­rables l’une à l’autre, c’est le dis­posi­tif scénique imag­iné par le choré­graphe qui, dans un ancien spec­ta­cle « intime » conçu pour trois inter­prètes seule­ment6, RÉGI (2006), avait eu recours à une grue noire. En assis­tant par hasard à un mon­tage de nuit sur le vaste plateau de la Cour d’honneur, Char­matz, fasciné par le mou­ve­ment lent et presque majestueux d’une immense grue « déplaçant des morceaux de la scène », a eu l’idée d’en faire l’élément moteur – à tous les sens du terme – de la scéno­gra­phie d’ENFANT :

« Lorsque j’ai vu la grue qui installe, de nuit, le plateau de la Cour d’honneur, cela m’a ramené à RÉGI, un spec­ta­cle assez intimiste que j’ai fait il y a quelques années et dont j’ai repris cer­tains principes pour la créa­tion d’ENFANT. L’un des principes de RÉGI est que des machines pren­nent en charge des corps inertes. La choré­gra­phie n’est pas du tout mus­cu­laire, volon­taire, vivante. Les machines soulèvent les corps, les dépla­cent, organ­isent des ren­con­tres. J’ai souhaité débuter ma créa­tion pour la Cour par quelque chose de juste par rap­port à elle. J’ouvre ain­si RÉGI, qui était fait pour de petites salles, des boîtes noires, fer­mées, où nous n’étions que trois. Je le fais en amenant des enfants, en trans­férant la choré­gra­phie des machines sur des corps d’enfants, en deman­dant aux adultes de faire danser les enfants, de les porter, de les trans­porter. »7

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Cecile Schenck
Cécile Schenck est Maître de conférences à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle –...Plus d'info
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