Que l’imagination passe outre… LE RING, Bayreuth, 2013

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Que l’imagination passe outre… LE RING, Bayreuth, 2013

Le 27 Nov 2013
Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux) de Richard Wagner, mise en scène Franz Castorf, Bayreuth, 2013. Photo Aleksandar Denić.
Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux) de Richard Wagner, mise en scène Franz Castorf, Bayreuth, 2013. Photo Aleksandar Denić.

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Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux) de Richard Wagner, mise en scène Franz Castorf, Bayreuth, 2013. Photo Aleksandar Denić.
Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux) de Richard Wagner, mise en scène Franz Castorf, Bayreuth, 2013. Photo Aleksandar Denić.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

SANS REVENIR aux orig­ines du genre, aux fastes et déli­cat­esses de l’opéra flo­rentin, aux défis tech­niques des machines baro­ques, aux inven­tions sonores de l’opéra roman­tique, aux longueurs réelles ou pré­ten­dues de quelques Wag­n­er (ou Ver­di), aux com­plex­ités formelles des œuvres lyriques du XXe siè­cle, aux ouver­tures spa­tiales des opéras en plein air et/ou sonorisés, il est clair que l’opéra n’a jamais craint le « grand », pour ne pas dire l’excès, l’extrême, et qu’il a sou­vent aimé l’immense. Pen­dant quelques siè­cles, l’opéra fut, pour le théâtre, le petit frère devenu grand – un peu trop grand diront cer­tains, en tout cas dépas­sant son aîné de quelques tailles et poin­tures. Ambitieux et embar­ras­sant. Grandes voix, grand orchestre, grands chœurs (dou­bles et triples), grandes salles, grands spec­ta­cles, et même par­fois – plaisir extrême – grands scan­dales. Mais tout aus­si bien, et l’amateur réel le sait, opéras de cham­bre, opéras de poche, opéras-bouffes, opérettes, voix blanch­es, et une musique qui, pour para­phras­er Debussy, paraît sor­tir de l’ombre et y ren­tr­er par­fois.

Dans ces énuméra­tions con­tra­dic­toires, que l’on pour­rait pour­suiv­re, transparaît une vérité : s’il n’est pas voué à la démesure, l’opéra est con­damné à l’exigence, à une exi­gence par­ti­c­ulière­ment aiguë. La for­mule n’est pas un sim­ple effet de lan­gage, car l’opéra est l’art du risque par excel­lence. Que la voix casse, et le cra­paud s’échappe. Que le met­teur en scène brise trop de bar­rières, et le pub­lic hurle. Ce fut le cas à Bayreuth cet été, pour LE RING du bicen­te­naire de Richard Wag­n­er, mon­té par Frank Cas­torf, et qui s’acheva par dix min­utes de huées au moment des saluts – dix min­utes de vio­lence main­tenue à vif par le met­teur en scène, bra­vant ironique­ment la salle, les bras croisés. Une telle démesure nous servi­ra de point de départ, car elle est symp­to­ma­tique de l’opéra. Jamais rien de tel au théâtre. Jamais tant de bru­tal­ité. Ni d’ardeur. Ou si rarement. Seule la musique, par tout ce qu’elle char­rie d’informulé, d’intime, d’inconscient en cha­cun des spec­ta­teurs, est en mesure de ramen­er sur la terre ferme du théâtre de telles vagues d’émotion et d’imprévisibilité.

C’est tou­jours avec vigueur que les eaux du désir s’y mêlent au sable du réel. Quelques jours avant la pre­mière, le met­teur en scène et la direc­tion du théâtre se sont égratignés par voie de presse : des répéti­tions ridicule­ment réduites (neuf jours pour mon­ter L’OR DU RHIN), une ponc­tu­al­ité, une présence aux répéti­tions comme ceci et comme cela, de tel ou tel. Rien que d’insignifiant. En réal­ité, l’opéra est presque tou­jours chauf­fé à blanc par un plan­ning inten­able. L’énergie qu’il dégage résulte de ces con­di­tions extrêmes, qui sup­posent en amont une organ­i­sa­tion, une pré­pa­ra­tion et une maîtrise remar­quables, mais qui en fin de course lan­cent le spec­ta­cle à toute volée vers la Pre­mière. Chanter et courir en même temps ? Cela ne se peut pas – mais on essaiera. Essaie. Oui, c’est cela. Joue.

L’opéra fait jail­lir l’étincelle sur cette zone minus­cule et mobile où tout peut bas­culer dans le néant. C’est pourquoi, bien plus encore qu’un art du risque, de l’excès, de la démesure, l’opéra m’apparaît comme un art du pos­si­ble. Là est sa grandeur exacte, qui n’est pas mesurable. Cela n’est pas pos­si­ble ? Alors que l’imagination passe out­re1.

Le Ring : un cycle pour notre temps

Par­mi les folies de l’art, de celles qui ont entraîné les hommes au-delà de leurs lim­ites, dans tous les sens du terme, il y a l’œuvre de Wag­n­er, et en par­ti­c­uli­er cette Tétralo­gie qui se préoc­cupe de la fin des choses et de leur principe – pour repren­dre un vocab­u­laire pas­calien. Œuvre d’une vie, sym­bole par excel­lence du « grand » à la mode opéra­tique – par le for­mat (trois journées et un pro­logue, soit plus de seize heures d’opéra), le per­son­nel dra­ma­tique (dieux, hommes, demi-dieux, fig­ures de la nature), les voix (puis­sance et vail­lance req­ui­s­es), les enjeux esthé­tiques (refonder l’opéra par un lan­gage neuf, syn­thé­tique et sacré), les sources épiques (l’ancienne saga scan­di­nave lui con­fère la force struc­turante du mythe), le pro­pos poli­tique (mon­tr­er les mécan­ismes de la con­quête de l’or, épine dor­sale de la vie sociale), la portée morale et psy­chique (tous les sen­ti­ments y appa­rais­sent à nu), l’ambition philosophique (prédire la fin des dieux et le retour au silence des orig­ines), etc., ce cycle d’une richesse et d’une den­sité sans pareilles a été large­ment représen­té ces dernières années, sans que la per­spec­tive du bicen­te­naire « Wag­n­er » puisse appa­raître comme la seule respon­s­able de cette flo­rai­son inat­ten­due. En pleine péri­ode de crise économique, de renou­velle­ment tech­no- logique et de recon­fig­u­ra­tion plané­taire, LE RING per­met de jouer grand et d’interroger le monde sur de mul­ti­ples fronts. Pou­voir explor­er l’origine et la chute d’une civil­i­sa­tion, ten­ter de la met­tre (ou non) en rela­tion avec notre temps, pren­dre tous ces risques entre le néant et l’infini du pos­si­ble opéra­tique, quoi de plus exci­tant pour un théâtre et un met­teur en scène ?
C’est peu dire que LE RING « du bicen­te­naire Wag­n­er », mon­té à Bayreuth en juil­let-août 2013 était atten­du.

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Isabelle Moindrot
Isabelle Moindrot est Professeure d'Études théâtrales à l'Université Paris 8, membre senior de l'Institut universitaire...Plus d'info
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