Situation de la scène culturelle à Kinshasa aujourd’hui

Compte rendu
Théâtre
Critique

Situation de la scène culturelle à Kinshasa aujourd’hui

Le 30 Juil 2014
Public au théâtre Les Béjarts, Connexion Kin 2013. Photo Éric De Mildt.
Public au théâtre Les Béjarts, Connexion Kin 2013. Photo Éric De Mildt.

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Article publié pour le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

Avant-pro­pos

Kin­shasa, 16 juil­let 2011, 19h50. L’air chaud de la fin de journée vient bal­ay­er le plateau de 10 x 12 m entière­ment nu ou presque de la grande Halle de l’Institut français. Le brouha­ha des gradins surélevés et pleins à cra­quer se fait encore enten­dre alors que les acteurs entrent sur scène. Ils sont trois. Ils tapent du pied, ten­tent quelques mou­ve­ments choré­graphiés, puis se remet­tent à marcher. Ils s’appliquent. Leurs accou­trements lux­u­ri­ants et leurs manières de parad­er ne sont pas sans rap­pel­er ceux des « sapeurs »1 de Kin­shasa, dans une ver­sion plutôt « jet-set » et « coupé-décalé ». Les imposantes car­rures de Franck Edmond Yao alias Gadouk­ou la Star à l’allure de gym­naste ultra mus­clé et de son acolyte Got­ta Depri, con­trastent avec la sil­hou­ette mal­adroite et toute en mol­lesse de l’artiste alle­mand Hauke Heumann.

Dès les pre­mières min­utes de cette scène d’exposition, on sent que rien ne va se pass­er comme prévu ou peut-être que rien de plus ne se passera. Gadouk­ou la star se met à par­ler. S’enclenche alors la tra­duc­tion simul­tanée en anglais et très expres­sive de Hauke (qui tente par là- même une imi­ta­tion de Gadouk­ou la star). On est en boîte de nuit et le prési­dent de la « jet set » arrive avec en tête un seul objec­tif : se faire remar­quer.

C’est le début d’une série de provo­ca­tions pro­pres à la « jet set » : s’essuyer la sueur du front avec une liasse de bil­lets de banque puis les jeter en petites coupures dans le pub­lic, allumer puis écras­er un cig­a­re long de 50 cm à peine entamé, inviter sur scène « le plus moche noir de l’assistance », et « le plus beau blanc » et démon­tr­er par là- même que le plus moche des noirs sera tou­jours plus beau qu’un blanc. Et ce jusqu’à faire boire à un spec­ta­teur à l’allure d’ambassadeur du cham­pagne ver­sé dans sa pro­pre chaus­sure. Le pub­lic exulte. L’escalade se pour­suit. Gadouk­ou la star alpague directe­ment les Kinois : non seule­ment ils ne savent pas danser mais en plus la meilleure musique du con­ti­nent est ivoiri­enne et non pas con­go­laise. Sujet sen­si­ble s’il en est ! Il pour­suit en les accu­sant de pas­siv­ité face à un régime poli­tique déplorable… bref, il ne s’arrête plus et la suite vous l’avez vous-même peut-être vécue si vous avez vu « Jet Set » de Gin­ters­dor­fer et Klassen2.

Hormis quelques réac­tions spo­radiques, il est dif­fi­cile de mesur­er l’impact que peut avoir un tel spec­ta­cle sur le pub­lic de Con­nex­ion Kin, mélange hétéro­clite d’artistes, d’étudiants, de familles et d’expatriés. Pour­tant cha­cun s’est bien retourné afin d’observer les réac­tions de son voisin. Est-ce que cela va dégénér­er ? Pouss­er les spec­ta­teurs à bout ? Vis­i­ble­ment, ce ne fut pas le cas. Ce qui est cer­tain en revanche, c’est que s’en est suivi un règle­ment de compte en bonne et due forme sur la piste de danse du fes­ti­val. Au rythme du coupé-décalé de DJ Skel­ly, les meilleurs danseurs con­go­lais, bien décidés à en découdre avec leurs homo­logues ivoiriens, ont défié les indompt­a­bles per­formeurs Gadouk­ou la star et Got­ta Depri, qui se sont bien volon­tiers prêtés au jeu. Résul­tat : des heures de dans­es enflam­mées et un match nul !

Con­nex­ion Kin bous­cule. Ce n’est pas une vit­rine qui cherche à expos­er un folk­lore présent, imag­i­naire ou fan­tas­mé. C’est un fes­ti­val urbain et actuel, fab­riqué par et pour les artistes de Kin­shasa, du con­ti­nent africain et d’ailleurs.

Tous les ans, ils sont une ving­taine à présen­ter leurs spec­ta­cles, avec à chaque édi­tion plusieurs grands noms de la créa­tion actuelle dont Alain Pla­tel, Faustin Linyeku­la ou Brett Bai­ley, pour ne citer qu’eux. C’est une plate­forme de décou­vertes, d’expérimentations, et de ren­con­tres.
Un espace où tout le monde n’est pas d’accord mais où tous s’accordent à dire qu’il est néces­saire. Néces­saire pour Kin­shasa d’abord, une ville de plus de dix mil­lions d’habitants3, qui grouille, s’encombre quo­ti­di­en­nement de kilo­mètres d’embouteillages, vit et survit dans la débrouille. L’absence d’infrastructures rend la vie des Kinois impos­si­ble et la pau­vreté, l’ignorance et l’insalubrité se char­gent alors du reste. Kin­shasa, c’est aus­si une soci­olo­gie qui par­le d’elle-même : la dis­pari­tion de la classe moyenne grig­notée par les dédales de change­ments de régime et le marasme économique a pour con­séquence l’absence de tout un ensem­ble d’institutions et de pra­tiques qui lui sont pro­pres, notam­ment l’accès à la cul­ture ou aux loisirs par exem­ple4.

Kin­shasa est pour­tant ter­ri­ble­ment vivante, agres­sive, poé­tique, chao­tique et en per­ma­nence au bord de l’implosion. Aucun secteur économique ne peut pré­ten­dre à une quel­conque organ­i­sa­tion. L’informel règne en maître. L’État dans ses prérog­a­tives régali­ennes est absent, ses représen­tants large­ment cor­rom­pus et ses insti­tu­tions (écoles, poste, police, trans­ports, hôpi­taux, etc.) à l’abandon.

Dans ce con­texte, le sou­tien ou le finance­ment du secteur cul­turel par l’état est impens­able. De fait, depuis la fin des rêves et ambi­tions mobutistes5, la cul­ture a cessé d’être la vit­rine du pou­voir mais ce n’est pas pour autant que les artistes ont dis­paru, bien au con­traire. Toute­fois les moyens et infra­struc­tures se sont au fur et à mesure des années raré­fiés. Ne sub­sis­tent aujourd’hui que quelques rares bars, salles de con­certs et asso­ci­a­tions qui pro­gram­ment encore des spec­ta­cles non-com­mer­ci­aux6. Par la force des choses, les ultimes insti­tu­tions suff­isam­ment équipées et en mesure de rémunér­er les artistes et de financer les pro­duc­tions se sont révélées être les cen­tres cul­turels étrangers.

  1. La SAPE (Société des Ambianceurs et Per­son­nes Élé­gantes), est un mou­ve­ment que l’on retrou­ve à Kin­shasa comme à Braz­zav­ille. Le principe de la SAPE est de s’afficher dans des vête­ments de grandes mar­ques et pré­cieux (Guc­ci, Dior, Yamamo­to, etc.). À Kin­shasa, chaque sapeur développe son pro­pre style en adop­tant une démarche par­ti­c­ulière, en inven­tant une manière de défil­er, en se dotant d’accessoires inédits, etc. Au delà de la per­for­mance, la SAPE est aus­si pour beau­coup un style de vie en soi. Ce mou­ve­ment est aus­si assez sig­ni­fi­catif de ce que peut-être Kin­shasa : « une ville nar­cis­sique […] nour­rie par la force de valeurs comme le « paraître », le « faire croire », le « faire val­oir », le « faire sem­blant » qui ani­ment la prax­is urbaine […], une ville exhi­bi­tion­niste ou, comme le dit l’écrivain Yoka, une « ville-spec­ta­cle»»
    (De Boeck, 2005 : 54). ↩︎
  2. La met­teur en scène Mon­i­ca Gin­ters­dor­fer et le vidéaste et plas­ti­cien Knut Klassen, tous deux alle­mands, créent Jet Set en 2009 après avoir fait la ren­con­tre à Ham­bourg d’un réseau d’artistes et per­formeurs ivoiriens, dont Gadouk­ou la Star et DJ Skel­ly. Depuis, ils pour­suiv­ent leur col­lab­o­ra­tion en mon­tant de nom­breux spec­ta­cles. En 2013, ils s’associent à des artistes con­go­lais ren­con­trés à Kin­shasa pen­dant Con­nex­ion Kin dont Papy Mbwiti et Dino­zord que l’on retrou­ve dans Mobu­tu Choré­gra­phie créé en 2013. ↩︎
  3. En 1940, à Leopoldville (aujourd’hui Kin­shasa) vivaient env­i­ron 50 000 habi­tants, pour attein­dre les un mil­lion en 1970 (De Boeck, 2005 : 30). Le dernier recense­ment offi­ciel a eu lieu en 1984 mais les esti­ma­tions des grands organ­ismes inter­na­tionaux par­lent d’un min­i­mum de 10 mil­lions d’habitants pour Kin­shasa. Cette explo­sion démo­graphique a engen­dré le pul­lule­ment d’habitats pré­caires qui, en l’absence de plan­i­fi­ca­tion urbaine, se dévelop­pent de manière informelle, insalu­bre et chao­tique. Un nou­veau recense­ment est prévu pour août 2014. ↩︎
  4. À part pour une petite part très priv­ilégiée de la pop­u­la­tion, notam­ment les expa­triés. ↩︎
  5. Un des épisodes les plus con­nus et « glo­rieux » de la méga­lo­manie mobutiste a été l’organisation en 1974 du match de boxe opposant les améri­cains George Fore­man et Muham­mad Ali. Par son exubérance (délé­ga­tions d’artistes améri­cains dont James Brown, con­certs de tous les plus grands musi­ciens con­go­lais de l’époque, etc.) et son instru­men­tal­i­sa­tion poli­tique, « le com­bat du siè­cle » reste un épisode mar­quant et bien vivace dans la mémoire col­lec­tive kinoise. ↩︎
  6. Notam­ment les struc­tures parte­naires du fes­ti­val, comme le col­lec­tif SADI, la com­pag­nie les Béjarts, K‑Mu théâtre, implan­tés dans dif­férents quartiers dans la ville. Elles aus­si sont en grande par­tie financées et soutenues par des bailleurs de fond inter­na­tionaux et lesf ↩︎
  7. Le con­traste entre la Gombe et le reste de la ville est encore très fla­grant. La Gombe est le cœur admin­is­tratif de la ville et ne ressem­ble en rien au reste de la « Cité ». C’est aus­si le quarti­er de tous les expa­triés ce qui tend à per­pétuer dans les men­tal­ités comme dans les faits, une forme de géo­gra­phie de la couleur de peau, une ségré­ga­tion de fac­to entre « blancs » et « noirs ». ↩︎
  8. La CWB a entre autre par­ticipé à la réha­bil­i­ta­tion du Théâtre de Ver­dure qui a rou­vert en 2011. Situé sur le Mont Ngaliema, dans le même espace que l’Institut des Musées Nationaux du Con­go et que l’ancienne rési­dence prési­den­tielle de Mobu­tu, c’est un grand amphithéâtre en plein air pou­vant accueil­lir plus de 2 000 spec­ta­teurs. ↩︎
  9. En l’absence qua­si-totale d’autres insti­tu­tions dotés de moyens suff­isants pour pro­duire ou accom­pa­g­n­er les artistes, l’Institut français a joué un rôle cen­tral en tant que relais cul­turel et sou­tien à la créa­tion à Kin­shasa dès le début des années 2000. Depuis 2012, ses mis­sions se sont trans­for­mées et se con­cen­trent désor­mais notam­ment sur l’enseignement du français, aux dépens des actions cul­turelles. ↩︎
  10. Par­mi les autres parte­naires du fes­ti­val (en dehors de l’Institut français), on peut citer le CWB mais surtout la région Brux­elles-Cap­i­tale qui con­stitue un de ses piliers financiers. Le fes­ti­val a aus­si chaque année quelques parte­naires privés tels que Brus­sels Air­lines, la banque BIC, ou encore la Bra­con­go, une des deux plus impor­tantes brasseries de Kin­shasa, qui par ailleurs est un spon­sor impor­tant de la scène musi­cale kinoise. ↩︎
  11. Il nous faut rap­pel­er que Con­nex­ion Kin est une ini­tia­tive du Théâtre Roy­al Fla­mand (Kon­inglijke Vlaamse Schouw­burg — KVS) de Brux­elles, dirigé par Jan Goossens. En 2005, le KVS lance le « pro­jet Con­go » porté par Paul Ker­stens, prin­ci­pal arti­san de Con­nex­ion Kin. Depuis 2012, il existe l’ASBL Plate­forme Con­tem­po­raine à Kin­shasa, présidée par Dada Kahin­do – une des pre­mières col­lab­o­ra­tri­ces per­ma­nentes de Con­nex­ion Kin – qui per­met d’ancrer davan­tage le fes­ti­val à Kin­shasa et de con­solid­er sa présence tout au long de l’année. C’est aus­si l’enjeu du parte­nar­i­at avec l’ONG fla­mande 11.11.11 : per­me­t­tre la mise en place d’une struc­ture pérenne, gérée locale­ment à Kin­shasa et par des col­lab­o­ra­teurs kinois. ↩︎
  12. Grâce à un astu­cieux sys­tème imag­iné par Ann Weckx, scéno­graphe du KVS, et mis en place par l’équipe tech­nique du fes­ti­val. ↩︎
  13. Cf. note 1. ↩︎
  14. L’«afropolitanisme » est une notion dévelop­pée par Achille Mbe­m­be, qui plaide pour le dépasse­ment des idéolo­gies de la négri­tude, du nation­al­isme post-colo­nial ou encore du panafrican­isme. L’afropolitanisme est « transna­tion­al », con­siste en une « richesse du regard et de la sen­si­bil­ité », une « con­science d’une imbri­ca­tion de l’ici et de l’ailleurs », un « esprit du large » qui prend en compte la mul­ti­plic­ité, la diver­sité et la mobil­ité des per­son­nes et des iden­tités du con­ti­nent. ↩︎

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