Avant-propos
Kinshasa, 16 juillet 2011, 19h50. L’air chaud de la fin de journée vient balayer le plateau de 10 x 12 m entièrement nu ou presque de la grande Halle de l’Institut français. Le brouhaha des gradins surélevés et pleins à craquer se fait encore entendre alors que les acteurs entrent sur scène. Ils sont trois. Ils tapent du pied, tentent quelques mouvements chorégraphiés, puis se remettent à marcher. Ils s’appliquent. Leurs accoutrements luxuriants et leurs manières de parader ne sont pas sans rappeler ceux des « sapeurs »1 de Kinshasa, dans une version plutôt « jet-set » et « coupé-décalé ». Les imposantes carrures de Franck Edmond Yao alias Gadoukou la Star à l’allure de gymnaste ultra musclé et de son acolyte Gotta Depri, contrastent avec la silhouette maladroite et toute en mollesse de l’artiste allemand Hauke Heumann.
Dès les premières minutes de cette scène d’exposition, on sent que rien ne va se passer comme prévu ou peut-être que rien de plus ne se passera. Gadoukou la star se met à parler. S’enclenche alors la traduction simultanée en anglais et très expressive de Hauke (qui tente par là- même une imitation de Gadoukou la star). On est en boîte de nuit et le président de la « jet set » arrive avec en tête un seul objectif : se faire remarquer.
C’est le début d’une série de provocations propres à la « jet set » : s’essuyer la sueur du front avec une liasse de billets de banque puis les jeter en petites coupures dans le public, allumer puis écraser un cigare long de 50 cm à peine entamé, inviter sur scène « le plus moche noir de l’assistance », et « le plus beau blanc » et démontrer par là- même que le plus moche des noirs sera toujours plus beau qu’un blanc. Et ce jusqu’à faire boire à un spectateur à l’allure d’ambassadeur du champagne versé dans sa propre chaussure. Le public exulte. L’escalade se poursuit. Gadoukou la star alpague directement les Kinois : non seulement ils ne savent pas danser mais en plus la meilleure musique du continent est ivoirienne et non pas congolaise. Sujet sensible s’il en est ! Il poursuit en les accusant de passivité face à un régime politique déplorable… bref, il ne s’arrête plus et la suite vous l’avez vous-même peut-être vécue si vous avez vu « Jet Set » de Gintersdorfer et Klassen2.
Hormis quelques réactions sporadiques, il est difficile de mesurer l’impact que peut avoir un tel spectacle sur le public de Connexion Kin, mélange hétéroclite d’artistes, d’étudiants, de familles et d’expatriés. Pourtant chacun s’est bien retourné afin d’observer les réactions de son voisin. Est-ce que cela va dégénérer ? Pousser les spectateurs à bout ? Visiblement, ce ne fut pas le cas. Ce qui est certain en revanche, c’est que s’en est suivi un règlement de compte en bonne et due forme sur la piste de danse du festival. Au rythme du coupé-décalé de DJ Skelly, les meilleurs danseurs congolais, bien décidés à en découdre avec leurs homologues ivoiriens, ont défié les indomptables performeurs Gadoukou la star et Gotta Depri, qui se sont bien volontiers prêtés au jeu. Résultat : des heures de danses enflammées et un match nul !
Connexion Kin bouscule. Ce n’est pas une vitrine qui cherche à exposer un folklore présent, imaginaire ou fantasmé. C’est un festival urbain et actuel, fabriqué par et pour les artistes de Kinshasa, du continent africain et d’ailleurs.
Tous les ans, ils sont une vingtaine à présenter leurs spectacles, avec à chaque édition plusieurs grands noms de la création actuelle dont Alain Platel, Faustin Linyekula ou Brett Bailey, pour ne citer qu’eux. C’est une plateforme de découvertes, d’expérimentations, et de rencontres.
Un espace où tout le monde n’est pas d’accord mais où tous s’accordent à dire qu’il est nécessaire. Nécessaire pour Kinshasa d’abord, une ville de plus de dix millions d’habitants3, qui grouille, s’encombre quotidiennement de kilomètres d’embouteillages, vit et survit dans la débrouille. L’absence d’infrastructures rend la vie des Kinois impossible et la pauvreté, l’ignorance et l’insalubrité se chargent alors du reste. Kinshasa, c’est aussi une sociologie qui parle d’elle-même : la disparition de la classe moyenne grignotée par les dédales de changements de régime et le marasme économique a pour conséquence l’absence de tout un ensemble d’institutions et de pratiques qui lui sont propres, notamment l’accès à la culture ou aux loisirs par exemple4.
Kinshasa est pourtant terriblement vivante, agressive, poétique, chaotique et en permanence au bord de l’implosion. Aucun secteur économique ne peut prétendre à une quelconque organisation. L’informel règne en maître. L’État dans ses prérogatives régaliennes est absent, ses représentants largement corrompus et ses institutions (écoles, poste, police, transports, hôpitaux, etc.) à l’abandon.
Dans ce contexte, le soutien ou le financement du secteur culturel par l’état est impensable. De fait, depuis la fin des rêves et ambitions mobutistes5, la culture a cessé d’être la vitrine du pouvoir mais ce n’est pas pour autant que les artistes ont disparu, bien au contraire. Toutefois les moyens et infrastructures se sont au fur et à mesure des années raréfiés. Ne subsistent aujourd’hui que quelques rares bars, salles de concerts et associations qui programment encore des spectacles non-commerciaux6. Par la force des choses, les ultimes institutions suffisamment équipées et en mesure de rémunérer les artistes et de financer les productions se sont révélées être les centres culturels étrangers.
- La SAPE (Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes), est un mouvement que l’on retrouve à Kinshasa comme à Brazzaville. Le principe de la SAPE est de s’afficher dans des vêtements de grandes marques et précieux (Gucci, Dior, Yamamoto, etc.). À Kinshasa, chaque sapeur développe son propre style en adoptant une démarche particulière, en inventant une manière de défiler, en se dotant d’accessoires inédits, etc. Au delà de la performance, la SAPE est aussi pour beaucoup un style de vie en soi. Ce mouvement est aussi assez significatif de ce que peut-être Kinshasa : « une ville narcissique […] nourrie par la force de valeurs comme le « paraître », le « faire croire », le « faire valoir », le « faire semblant » qui animent la praxis urbaine […], une ville exhibitionniste ou, comme le dit l’écrivain Yoka, une « ville-spectacle»»
(De Boeck, 2005 : 54). ↩︎ - La metteur en scène Monica Gintersdorfer et le vidéaste et plasticien Knut Klassen, tous deux allemands, créent Jet Set en 2009 après avoir fait la rencontre à Hambourg d’un réseau d’artistes et performeurs ivoiriens, dont Gadoukou la Star et DJ Skelly. Depuis, ils poursuivent leur collaboration en montant de nombreux spectacles. En 2013, ils s’associent à des artistes congolais rencontrés à Kinshasa pendant Connexion Kin dont Papy Mbwiti et Dinozord que l’on retrouve dans Mobutu Chorégraphie créé en 2013. ↩︎
- En 1940, à Leopoldville (aujourd’hui Kinshasa) vivaient environ 50 000 habitants, pour atteindre les un million en 1970 (De Boeck, 2005 : 30). Le dernier recensement officiel a eu lieu en 1984 mais les estimations des grands organismes internationaux parlent d’un minimum de 10 millions d’habitants pour Kinshasa. Cette explosion démographique a engendré le pullulement d’habitats précaires qui, en l’absence de planification urbaine, se développent de manière informelle, insalubre et chaotique. Un nouveau recensement est prévu pour août 2014. ↩︎
- À part pour une petite part très privilégiée de la population, notamment les expatriés. ↩︎
- Un des épisodes les plus connus et « glorieux » de la mégalomanie mobutiste a été l’organisation en 1974 du match de boxe opposant les américains George Foreman et Muhammad Ali. Par son exubérance (délégations d’artistes américains dont James Brown, concerts de tous les plus grands musiciens congolais de l’époque, etc.) et son instrumentalisation politique, « le combat du siècle » reste un épisode marquant et bien vivace dans la mémoire collective kinoise. ↩︎
- Notamment les structures partenaires du festival, comme le collectif SADI, la compagnie les Béjarts, K‑Mu théâtre, implantés dans différents quartiers dans la ville. Elles aussi sont en grande partie financées et soutenues par des bailleurs de fond internationaux et lesf ↩︎
- Le contraste entre la Gombe et le reste de la ville est encore très flagrant. La Gombe est le cœur administratif de la ville et ne ressemble en rien au reste de la « Cité ». C’est aussi le quartier de tous les expatriés ce qui tend à perpétuer dans les mentalités comme dans les faits, une forme de géographie de la couleur de peau, une ségrégation de facto entre « blancs » et « noirs ». ↩︎
- La CWB a entre autre participé à la réhabilitation du Théâtre de Verdure qui a rouvert en 2011. Situé sur le Mont Ngaliema, dans le même espace que l’Institut des Musées Nationaux du Congo et que l’ancienne résidence présidentielle de Mobutu, c’est un grand amphithéâtre en plein air pouvant accueillir plus de 2 000 spectateurs. ↩︎
- En l’absence quasi-totale d’autres institutions dotés de moyens suffisants pour produire ou accompagner les artistes, l’Institut français a joué un rôle central en tant que relais culturel et soutien à la création à Kinshasa dès le début des années 2000. Depuis 2012, ses missions se sont transformées et se concentrent désormais notamment sur l’enseignement du français, aux dépens des actions culturelles. ↩︎
- Parmi les autres partenaires du festival (en dehors de l’Institut français), on peut citer le CWB mais surtout la région Bruxelles-Capitale qui constitue un de ses piliers financiers. Le festival a aussi chaque année quelques partenaires privés tels que Brussels Airlines, la banque BIC, ou encore la Bracongo, une des deux plus importantes brasseries de Kinshasa, qui par ailleurs est un sponsor important de la scène musicale kinoise. ↩︎
- Il nous faut rappeler que Connexion Kin est une initiative du Théâtre Royal Flamand (Koninglijke Vlaamse Schouwburg — KVS) de Bruxelles, dirigé par Jan Goossens. En 2005, le KVS lance le « projet Congo » porté par Paul Kerstens, principal artisan de Connexion Kin. Depuis 2012, il existe l’ASBL Plateforme Contemporaine à Kinshasa, présidée par Dada Kahindo – une des premières collaboratrices permanentes de Connexion Kin – qui permet d’ancrer davantage le festival à Kinshasa et de consolider sa présence tout au long de l’année. C’est aussi l’enjeu du partenariat avec l’ONG flamande 11.11.11 : permettre la mise en place d’une structure pérenne, gérée localement à Kinshasa et par des collaborateurs kinois. ↩︎
- Grâce à un astucieux système imaginé par Ann Weckx, scénographe du KVS, et mis en place par l’équipe technique du festival. ↩︎
- Cf. note 1. ↩︎
- L’«afropolitanisme » est une notion développée par Achille Mbembe, qui plaide pour le dépassement des idéologies de la négritude, du nationalisme post-colonial ou encore du panafricanisme. L’afropolitanisme est « transnational », consiste en une « richesse du regard et de la sensibilité », une « conscience d’une imbrication de l’ici et de l’ailleurs », un « esprit du large » qui prend en compte la multiplicité, la diversité et la mobilité des personnes et des identités du continent. ↩︎