Tarkos parle d’argent comme on parlerait d’amour

Entretien
Théâtre

Tarkos parle d’argent comme on parlerait d’amour

Entretien avec Anne Théron

Le 5 Oct 2015
Stanislas Nordey et Akiko hassegawa en répétition dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, septembre 2012. Photo Émeric Adrian / Émilie Leloup.
Stanislas Nordey et Akiko hassegawa en répétition dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, septembre 2012. Photo Émeric Adrian / Émilie Leloup.

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Stanislas Nordey et Akiko hassegawa en répétition dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, septembre 2012. Photo Émeric Adrian / Émilie Leloup.
Stanislas Nordey et Akiko hassegawa en répétition dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, septembre 2012. Photo Émeric Adrian / Émilie Leloup.
Article publié pour le numéro
126 – 127

FRÉDÉRIC VOSSIER : L’ARGENT est un spec­ta­cle créé en 2012 à la Gaité Lyrique. Après Racine et Jelinek, déjà deux gros morceaux de lan­gage. Ensuite, Tarkos, poète con­tem­po­rain, avec pour thème explicite, l’argent. Un texte non dra­ma­tique, mais non moins oral. Union, peut-être, du « théâtre de texte » et de ce que Tack­els nomme « les écrivains de plateau ». Dans un pre­mier temps, peux-tu nous confier com­ment tu choi­sis les textes que tu montes ? 

Anne Théron : Avant tout, il faut que j’entende le texte. C’est le « son » du texte qui est pri­mor­dial. D’une façon générale, j’entends moins bien le théâtre que la lit­téra­ture. Je n’aime pas la notion de per­son­nage, le par­cours psy­chologique, ça ne me racon­te rien. Je ne sais pas fab­ri­quer une logique émo­tion­nelle avec des per­son­nages. Je cherche des corps, des voix, les instru­ments justes pour inter­préter le son du texte.
Je ne suis pas une met­teure en scène qui fait du théâtre de texte, je me range dans les écrivains de plateau. L’ambition n’est pas de met­tre en scène un texte, le faire jouer, mais de tra­vailler sur l’imaginaire qu’il déclenche en fouil­lant dans ses plis et replis pour faire enten­dre ce qui n’est pas dit. Pour l’énoncer autrement, le texte est pour moi l’endroit du con­scient. Je cherche le hors-champ du con­scient, qu’on pour­rait appel­er l’inconscient. Je cherche le boule­verse­ment, le mien, en espérant que mon trou­ble puisse être partagé par d’autres. Et ce trou­ble ne peut sur­venir que si la zone d’ombre, voire inter­dite, se dévoile. D’une cer­taine manière, je cherche l’obscénité du texte, au sens de révéla­tion, de la même façon que dans la cure ana­ly­tique tout à coup la bouche émet des sons qui vont faire sens dans le sur­gisse­ment d’un autre « moi ».
Mon ambi­tion est donc de met­tre en scène l’imaginaire et l’inconscient de la langue. Pour le dire dans ma pro­pre langue, je cherche le hors-champ. ou ce que j’appelle aus­si la fiction.

F. V.: Main­tenant, pour­rais-tu recon­stituer la genèse de ton pro­jet sur L’ARGENT ? Pro­jet poli­tique, en somme…

A. T. : À l’origine, je voulais creuser un texte qui explore le marché de l’art. J’aurais désiré faire un mon­tage de textes de Joseph Beuys dont le dis­cours sur l’argent est d’une grande intel­li­gence. J’ai tou­jours asso­cié Beuys à Thomas Bern­hard. Même rébel­lion, même intel­li­gence féroce, celle qui con­siste à aller jusqu’au bout du sens, à jon­gler avec les asso­ci­a­tions pour mieux grat­ter l’image et met­tre la viande à nu. J’ai été très impres­sion­née quand j’ai décou­vert l’action de Joseph Beuys « I like Amer­i­ca and Amer­i­ca likes me ». Il s’est fait trans­porter de Düs­sel­dorf à New-york sur une civière, sous sa fameuse cou­ver­ture en feu­tre. Il avait dit qu’il ne met­trait pas un pied aux USA tant que dur­erait la guerre du Viet­nam et effec­tive­ment, il n’a pas posé un pied aux états-Unis. Il a été jusqu’au bout de la langue. Sa langue passe par le corps. Elle dit le corps, elle est le corps.
J’ai eu le même choc lorsque j’ai lu PERTURBATION de Thomas Bern­hard. Quelque chose de très cru.
Quand la langue coupe dans la viande. Quand l’artiste con­voque avant tout la sen­sa­tion.
Quant au marché de l’art, qui me fascine et me dégoûte, je voulais faire enten­dre la parole de Beuys. Dans « Qu’est-ce que l’argent ? », il dit que l’argent est malade à cause de son car­ac­tère de marchan­dise. Il aurait aimé que l’argent devi­enne un régu­la­teur juridique.
Ce terme d’argent malade est celui qui me sem­ble le plus adéquat pour le marché de l’art. La cel­lule malade, qui cor­rompt le corps social. Le flux financier confisque l’acte artis­tique, le seul acte qui fab­rique de la mémoire – seule la beauté, qui per­dure au-delà du moment, laisse une réson­nance. Pur scan­dale, pas la pierre d’achoppement si on reprend l’étymologie du mot, mais la cul­bute.
Bien sûr que c’est poli­tique, comme pro­jet. Un acte artis­tique, même sans dis­cours poli­tique, est un acte poli­tique en soi parce qu’il pose un rap­port au monde. Beuys a déclaré ART = CAPITAL !(cf « Par la présente, je n’appartiens plus à l’art »). Je crois que cela a été le début de ma réflex­ion. L’argent ne laisse pas de traces, seul l’art con­stru­it de la mémoire. L’art est le seul cap­i­tal humain.
Le marché de l’art relève pour moi de la pornogra­phie si on con­sid­ère que la pornogra­phie, ce serait de pass­er sur le corps de l’autre. De pos­er l’autre comme pur objet. Dans le marché de l’art, l’argent passe d’une mon­naie d’échange à un acte de confis­ca­tion. Il n’achète pas des marchan­dis­es, il confisque de la pen­sée, de l’être, de la beauté. L’art n’existe plus, il est annulé par une valeur finan­cière qui n’a en réal­ité aucune valeur.
Je n’ai pu avoir les droits des écrits de Beuys et c’est ensuite que j’ai trou­vé le texte de Tarkos.

F. V.: Com­ment décou­vres-tu le texte de Tarkos ? Il se passe quelque chose quand tu le lis ? Un événe­ment de lec­ture ? 

Stanislas Nordey et Akiko hassegawa en répétition dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, septembre 2012. Photo Émeric Adrian / Émilie Leloup.
Stanis­las Nordey et Akiko has­segawa en répéti­tion dans L’ARGENT, texte de Tarkos, mise en scène Anne Théron, Gaité Lyrique, Paris, sep­tem­bre 2012.
Pho­to Émer­ic Adri­an / Émi­lie Leloup.

A. T. : Je me suis sou­v­enue d’une per­for­mance de « Ilditelled­it », un col­lec­tif que j’aime beau­coup. C’était autour de la notion d’argent. J’ai vu que dans les textes sur lesquels ils s’appuyaient, il y avait celui du poète Tarkos que je ne con­nais­sais pas. J’ai adoré ce nom. Il a une sonorité qui m’a frap­pée : TARKOS. Et cette sonorité me rame­nait à un per­son­nage que j’ai écrit, Stakos, qui compte beau­coup pour moi. Bref, j’ai com­mandé ses ÉCRITS POÉTIQUES où il y avait le texte L’ARGENT. Je l’ai lu et je l’ai tout de suite passé à Chris­t­ian Van der Borght et à Stanis­las Nordey.
Pour L’ARGENT, une fois de plus, c’est le son du texte qui m’a emportée. Texte qui a été une illu­mi­na­tion, ou une défla­gra­tion. Il son­nait telle­ment que j’en avais le ver­tige. C’est un texte incroy­able car il n’obéit à aucune logique nar­ra­tive, poé­tique, émo­tion­nelle ni même dis­cur­sive (par­faite métaphore de l’argent qui n’a aucun sens et qui pour­tant fait sens, ô com­bi­en). Sa syn­taxe fonc­tionne autour d’un motif pre­mier (l’argent est la valeur sub­lime) qui fab­rique ses digres­sions, un tournoiement qui revient sans cesse au point orig­inel mais en emprun­tant à chaque fois une logique dif­férente. L’un des régis­seurs dis­ait « Il (Tarkos) par­le de l’argent comme on par­lerait d’amour. L’amour est la valeur sub­lime…» C’est telle­ment juste ! Stanis­las dis­ait que c’était le texte le plus diffi­cile qu’il ait eu à appren­dre.

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Frédéric Vossier
Docteur en philosophie (thèse sur Arendt et le totalitarisme), auteur de théâtre, Frédéric Vossier a...Plus d'info
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