Résister aux assignations — Entretien avec Karim Bel Kacem

Entretien
Théâtre

Résister aux assignations — Entretien avec Karim Bel Kacem

Le 6 Nov 2017
"23, Rue Couperin" de Karim Bel Kacem. Photo D.R.
"23, Rue Couperin" de Karim Bel Kacem. Photo D.R.
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L’entretien a eu lieu à Genève, à l’issue des pre­mières représen­ta­tions du spec­ta­cle 23 rue Couperin, créé en mai 2017 au théâtre Saint-Ger­vais. Le spec­ta­cle, présen­té comme « point de vue d’un pigeon sur l’architecture » offre un regard frag­men­taire et sur­plom­bant, sur une des bar­res d’immeuble du « pigeon­nier d’Amiens » dans laque­lle Karim Bel Kacem a vécu jusqu’à ses dix-sept ans. Cha­cune des bar­res d’immeubles du pigeon­nier ayant pour nom un grand com­pos­i­teur de musique clas­sique, Karim Bel Kacem invente une sur­face de ren­con­tre improb­a­ble entre les airs des grands maîtres dont « les sub­limes Leçons de ténèbres com­posées par Couperin » (inter­prétés par l’ensemble Ictus), et la mise en scène « d’une jeunesse lais­sée à son sort à l’ombre du bitume et de la grande musique », pour expéri­menter ce que cette con­fronta­tion peut nous appren­dre.  

Com­ment définiriez-vous votre tra­vail de créa­tion artis­tique, envis­agé à l’aune de la « diver­sité cul­turelle » ? Et que revêt selon vous ce terme devenu d’usage courant au sein des insti­tu­tions cul­turelles ? 

J’ai le sen­ti­ment qu’en tant qu’artiste, cette ques­tion de la « diver­sité cul­turelle » ne me con­cerne pas vrai­ment. Je ne m’envisage pas comme faisant par­tie d’un « groupe d’artiste » ni en terme d’âge, ni en terme d’origine sociale, ni en terme d’origine tout court. Cette ques­tion me con­cerne en tant que citoyen, mais pas dans mon tra­vail de créa­tion.

Peut-être est-ce parce que j’ai tra­vail­lé d’abord en Suisse où cette ques­tion se pose beau­coup moins. La plu­part des artistes con­nus en Suisse vien­nent d’autres pays, d’Italie, de Hol­lande, d’Espagne, de Hon­grie…

Pour moi, cette ques­tion de la diver­sité est avant tout un out­il pour les politi­ciens. On a besoin d’outils de cal­culs de ce genre et c’est impor­tant que quelqu’un en tienne le curseur, même si je ne pense pas que ce soit à nous les artistes de pren­dre cela en charge.

Notre seule charge c’est d’essayer de faire les meilleures pièces pos­si­bles et de faire en sorte qu’elles soient mon­trées.

Avez-vous le sen­ti­ment de subir, à titre per­son­nel, une iné­gal­ité de traite­ment en tant qu’artiste issu de l’immigration ; ou d’être vic­time d’une forme de stig­ma­ti­sa­tion, voire de ségré­ga­tion cul­turelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ? 

En fait, je crois que quand tu es « artiste issu de la diver­sité » tu as deux pos­si­bil­ités. Tu peux faire des pièces qui sont en rap­port avec cette ques­tion, et le fait que tu sois issu de la diver­sité devient alors un paramètre majeur de ta créa­tion. Je pense qu’il y a un vrai désir de cela dans les pro­gram­ma­tions actuelles. Ce qui est plus com­pliqué, c’est quand tu fais des pièces qui n’ont rien à voir avec cette ques­tion. Il existe peut-être un blocage à cet endroit-là.

Peut-être qu’il y a des « curiosités sélec­tives » chez les pro­gram­ma­teurs qui ont besoin de trou­ver des artistes qui par­lent d’eux-mêmes. De la même façon, j’ai l’impression que quand les femmes com­men­cent en mise en scène, il y a sou­vent un besoin qu’il y ait une don­née fémin­iste dans leurs pièces. La con­sid­éra­tion de la per­son­ne en tant qu’artiste est assez com­pliquée au début. Mais il faut résis­ter à ces assig­na­tions. Moi, j’ai fait une école d’art plas­tique pour vrai­ment me couper com­plète­ment de ces con­sid­éra­tions-là.

Le spec­ta­cle 23 rue Couperin est la pre­mière pièce que je mets en scène liée à quelque chose d’autobiographique, au fait que j’ai gran­di en ban­lieue, dans une cité à forte diver­sité, prin­ci­pale­ment des pays du Maghreb. Mais, avant cela, j’avais mon­té des choses qui n’avaient absol­u­ment rien à voir : un Sarah Kane, Jonathan Swift Les voy­ages de Gul­liv­er, Shake­speare, Fass­binder…

Je ne sais pas si le fait que je sois « issu de la diver­sité » me sert ou bien me dessert.  Peut-être que cela me sert quelque part. Peut-être qu’il y a, chez les pro­gram­ma­teurs, cette idée de « case à cocher », je pense qu’ils sont eux-mêmes un peu per­dus avec ce con­cept. Cette logique des « cas­es à cocher » peut être autant à l’avantage des gens con­cernés qu’à leur désa­van­tage. L’impartialité totale n’existe pas vrai­ment et cela me pose per­son­nelle­ment pas de prob­lème.

Mais, en tant qu’artiste, je suis obligé de tra­vailler avec cette don­née et de mesur­er la dis­tance à laque­lle je me trou­ve par rap­port au fait d’être invité dans cer­tains endroits, je tâche de con­serv­er une dis­tance cri­tique, de sur­pren­dre par­fois. Il est vrai­ment de la respon­s­abil­ité des artistes de ne pas tomber dans ce piège, dans cette instru­men­tal­i­sa­tion, et de décider, lorsqu’on veut vrai­ment par­ler de thèmes poli­tiques, que ce ne soit pas des actes oppor­tunistes.

C’est très dur, car ce méti­er est telle­ment con­cur­ren­tiel, que dès qu’on a l’impression qu’on a un léger atout on essaye de le faire val­oir… Mais, ce faisant, on prend le risque de se faire enfer­mer par ce qu’on croit être notre atout. Pour moi, être enfer­mé dans mon orig­ine, ce serait le pire. C’est pour cela que j’ai com­mencé par m’aventurer ailleurs dans la créa­tion avant d’aborder ces ques­tions-là.

Plus générale­ment, les artistes issus de l’immigration souf­frent-ils d’un déficit de vis­i­bil­ité sur les scènes européennes ? Ou au con­traire d’une forme de pro­mo­tion par­ti­sane et mil­i­tante ? 

On est tout le temps dans cette bipo­lar­ité entre le déficit de vis­i­bil­ité et la pro­mo­tion instru­men­tal­isée, et les seules per­son­nes qui peu­vent sor­tir de cela ce sont les artistes eux-mêmes. Au-delà des ques­tions de diver­sité cul­turelle, je trou­ve que dans le théâtre, il y a un prob­lème de cri­tique, d’analyse des pièces. Si les out­ils cri­tiques étaient clairs, le prob­lème ne se poserait même pas car on analy­serait une pièce pour ce qu’elle est, on ques­tion­nerait les signes aux plateaux, l’action, son effi­cac­ité, la prise de posi­tion artis­tique… Lorsqu’on n’est pas juste dans des réac­tions spon­tanées d’adhésions ou de rejet, on peut s’en sor­tir. Je pense que la solu­tion réside dans les out­ils cri­tiques, dans tous les domaines, même dans les rela­tions avec la presse.

Est-ce qu’on souf­fre d’un déficit de vis­i­bil­ité aujourd’hui ? Je dirais que non. Par con­tre il y a beau­coup de leur­res, il y a beau­coup d’artistes qui sont exhibés pour cocher les cas­es de la diver­sité.

Mais cela pro­duit par­fois des effets posi­tifs. Récem­ment pour la pièce 23 rue Couperin, par exem­ple, j’ai cher­ché des acteurs arabo­phones pour enreg­istr­er les voix et j’ai com­mencé à ren­con­tr­er des acteurs et des actri­ces incroy­ables, dont une jeune actrice vrai­ment incroy­able. Cette jeune femme est passée par des for­ma­tions de pro­mo­tion de la diver­sité comme Pre­mier Acte, mais théâ­trale­ment, indépen­dam­ment de toute for­ma­tion, elle est meilleure que beau­coup de jeunes actri­ces de sa généra­tion. Ce sys­tème de « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive », qui pour­rait sem­bler prob­lé­ma­tique au départ a donc per­mis de voir éclore une artiste qui mérite large­ment d’être là.

J’avais eu un débat avec une amie sur la ques­tion de la représen­ta­tion des femmes dans les shorts listes des CDN. A l’époque je trou­vais cela idiot que le gou­verne­ment impose deux hommes et deux femmes dans ces shorts listes. Je me dis­ais que des femmes met­teuses en scènes qui n’étaient pas de bonnes artistes allaient se retrou­ver avec des postes de pou­voir de façon for­cée. Et elle m’a répon­du : « Com­bi­en y a t’il de mau­vais met­teurs en scène mas­culins à la tête des CDN aujourd’hui ? » Cela m’a con­va­in­cu. On ne force pas la porte pour la généra­tion qui est la nôtre, on la force pour les prochaines généra­tions, c’est cela qui compte. On a tous des mod­èles de pos­si­bil­ité en tête. S’il y a une plus grande représen­ta­tion des femmes à la tête des théâtres, cela don­nera d’autant plus d’idées aux jeunes filles qui n’ont que cinq ou six ans aujourd’hui, de se dire qu’elles pour­raient devenir direc­tri­ces de théâtre. On force donc la main, par la poli­tique, à une pos­si­bil­ité d’imaginaire.

(…)

Entre­tien réal­isé par Lisa Guez.

L'intégralité de cet entretien est disponible en accès libre dans le dossier "diversité" proposé sur notre site.
Vous pouvez télécharger le PDF de l'article ici.
Le spectacle 23 rue Couperin sera au Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet du 11 au 19 mai 2018.
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