C’est une femme, Hanane, qui court tous les matins dans Beyrouth. Pour lutter contre l’ostéoporose, l’obésité et la dépression, nous raconte-t-elle. Dans Jogging, qu’elle a écrit et qu’elle interprète, Hanane Hajj Ali s’empare du personnage de Médée pour aborder trois sujets brûlants et souvent tabous au Liban : le sexe, la religion et la politique.
« Cette pièce n’est pas légale », nous prévient-t-elle en prélude. Jogging est donc un monologue sans quatrième mur, censuré au Liban, son pays natal, où Hanane Hajj Ali, qui n’en peut plus de devoir subir la censure depuis « trente ou quarante ans », l’a jouée pourtant plus de deux cents fois, dans trois langues (arabe, français et anglais) depuis sa création en 2017. Dans des camps de réfugiés, des galeries d’art et des universités. En un mot, dans tous les espaces culturels qui ne sont pas étroitement contrôlés et soumis à la censure d’État.
Sur scène, en France, Hanane Hajj Ali, voilée et toute vêtue de noir, se tient en permanence sur la frontière ténue entre son personnage et elle, entre le réel et la fiction. « Le mensonge est le sel des hommes, il se trouve que je suis une femme », nous prévient-t-elle. C’est donc sur le plateau nu, tout en faisant ses étirements et ses abdominaux, parfois aidée d’un spectateur, qu’elle interroge sans tabou sa vie et les maux qui rongent ce pays dont elle est issue. Elle se décrit vite et avec humour comme la « femme voilée cool, mariée à un metteur en scène de génie (Roger Assaf, ndlr.), et « française, pas de souche, naturalisée au bon moment ». Son esprit court et il y a quelque chose qui rappelle le dernier livre de l’autrice libanaise Hyam Yared, Implosions. Un récit grinçant dans lequel la narratrice se confie sur son quotidien en montrant combien celui-ci est impacté par la politique libanaise. Puis progressivement, Hanane Hajj Ali s’éloigne de sa propre expérience pour en raconter d’autres, réelles ou à peines fictives. Mais dans ce spectacle palimpseste aux références littéraires nombreuses (Shakespeare, Virginia Woolf, la mythologie, etc.), la comédienne joue le rôle de plusieurs mères, contemporaines et libanaises, poussées au pire par une société qui les a abandonnées.
Toutes sont différents visages de Médée. La comédienne justifie ce choix de la sorte : « Médée m’habite, je suis devenue un fragment de son être. » Et de l’empathie charmante qu’il éprouvait au début du spectacle devant cette femme qui semble parfois si proche de lui, le spectateur sent une vague crainte l’étreindre. Car souvent, au cœur de cette performance extrêmement politique dans laquelle il est souvent question de censure et de désespoir, plane l’ombre du suicide et de l’infanticide. La première, Hanane elle-même, raconte qu’elle aurait pu étouffer son fils de sept ans pour mettre fin à ses souffrances, lorsque celui-ci, atteint d’un cancer virulent, se tordait de douleurs. Tout en s’entraînant, sans perdre son souffle, Hanane Hajj Ali dénonce aussi. La tension de son corps est à l’image d’un pays qui ne laisse jamais ses citoyens en paix. Ainsi raconte-t-elle des scandales politiques et sanitaires liés à l’argent qui font froid dans le dos, à l’instar de ce trafic de faux médicaments dont les fabricants savent bien que, destinés à accompagner des chimiothérapies, ils ne soulageront jamais personne et qu’ils pourront bénéficier en toute impunité des bénéfices de leurs crimes. Puis elle raconte comment le contexte économique et politique du Liban peut pousser au pire. Ainsi, sur un ton badin, un brin doucereux avec les spectateurs, Hanane Hajj Ali, un peu comme la sorcière de Blanche-Neige, prépare-t-elle un dessert pour le premier rang de son public. Elle le convie à le déguster, juste après lui avoir raconté l’histoire d’Yvonne, une Libanaise contemporaine. Une madame Tout-le-monde, mère de trois fillettes, dont le mari, qui travaille comme dresseur de chevaux dans un pays du Golfe, n’est jamais présent. Cela fait donc dix ans qu’Yvonne, dont on devine l’épuisement et la solitude, vit seule. Et un soir, raconte Hanane Hajj Ali imperturbable, tout en découpant aux ciseaux les silhouettes de trois petites filles dans du papier blanc, Yvonne habille ses charmantes fillettes de leurs plus beaux vêtements, les coiffe, puis les empoisonne avec leur dessert favori avant de se donner la mort elle-même. Une vidéo dans laquelle la mère de famille expliquait son geste avant de se donner la mort existait sur Internet. Elle a disparu en quelques heures. Comme si le suicide (tabou dans la société libanaise) et l’infanticide (tout aussi tabou) n’avait lui-même pas le droit d’exister. Une autre mère, elle aussi quittée par son mari, élève ses trois enfants dans la religion avec pour seul idéal d’en faire trois martyrs. Elle verra ses vœux exaucés. « Il y a quelque chose de pourri dans la République libanaise », affirme Hanane Hajj Ali en paraphrasant la sinistre réplique de Marcellus dans Hamlet. Son Jogging percutant, qui flirte sans cesse entre réel et fiction, nous en fait déguster le gout amer.