Écrit et pensé au nom du père – Invisibles de Nasser Djemaï

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Théâtre
Critique

Écrit et pensé au nom du père – Invisibles de Nasser Djemaï

Le 16 Juil 2022
Kader Kada, Angelo Aybar et Lounès Tazaïrt dans Invisibles de Nasser Djemaï, Grenoble, 2011. Photo Philippe Delacroix.
Kader Kada, Angelo Aybar et Lounès Tazaïrt dans Invisibles de Nasser Djemaï, Grenoble, 2011. Photo Philippe Delacroix.
Kader Kada, Angelo Aybar et Lounès Tazaïrt dans Invisibles de Nasser Djemaï, Grenoble, 2011. Photo Philippe Delacroix.
Kader Kada, Angelo Aybar et Lounès Tazaïrt dans Invisibles de Nasser Djemaï, Grenoble, 2011. Photo Philippe Delacroix.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

Voilà plus de dix ans qu’est tou­jours jouée Invis­i­bles, la pièce écrite et portée à la scène par Nass­er Dje­maï. Il l’a mise à l’affiche, en inau­gu­rant son entrée en fonc­tion à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry (Cen­tre dra­ma­tique nation­al). Quels qu’aient été les suc­cès et récom­pens­es récoltés avec ses autres réal­i­sa­tions, Invis­i­bles demeure son dra­peau. 

Dans cette œuvre, s’allient avec bon­heur la justesse soci­ologique et un lyrisme pudique. L’auteur y révèle les con­di­tions de survie, dans un foy­er pour « chiba­n­is » (« cheveux blancs », en arabe). Ce sont des tra­vailleurs immi­grés que la loi oblige à résider en France, au moins six mois par an, sous peine de per­dre leurs droits à une mai­gre retraite. Vif hom­mage au père, la pièce, lourde d’un passé d’exploitation et d’effacement, effleure, au pas­sage, mine de rien, un grand pan d’histoire fran­co-algéri­enne ; depuis les retombées de la guerre d’indépendance jusqu’à la machine économique des « Trente Glo­rieuses », dont ces hommes furent le com­bustible d’élection, dans le bâti­ment et les travaux publics, dans les mines ou l’industrie auto­mo­bile.

Après une année de nom­breux entre­tiens, assor­tis d’un tra­vail vidéo, audio et pho­tographique assidu, le tout mené dans des cafés soci­aux, des foy­ers, à la porte des mosquées ou devant les mon­tées d’immeubles, auprès d’une foule d’interlocuteurs plus ou moins dis­erts, il a fal­lu trou­ver la trame pro­pre à une fable, étape con­duite en col­lab­o­ra­tion avec Nat­acha Diet, dont Nass­er Dje­maï tient à dire que, depuis 2005, elle joue un rôle cen­tral dans la dra­maturgie et la struc­ture de ces réc­its.

Cela s’ouvre sur l’entrée en scène d’un jeune homme nom­mé Mar­tin Lori­ent (David Arribe). Il a souf­fert chez le den­tiste et s’est fait cass­er la gueule à la sor­tie du métro. On apprend que sa mère, Louise, vient de mourir du can­cer. Pour tout via­tique, elle lui a lais­sé un cof­fret, ain­si que quelques mots chu­chotés à l’infirmière : « Mon fils, il faut qu’il sache… Il faut qu’il retrou­ve son père… El Hadj… Doc­teur Raphaël… ». La quête du jeune homme le con­duit auprès de Majib (Ange­lo Aybar), Shériff (Kad­er Kada), Hamid (Azize Kabouche, qui a repris ce rôle ini­tiale­ment créé par Mosté­fa Sti­ti), Driss (Lounès Taza­ïrt). Tous veil­lent sur El Hadj (Azze­dine Bouayad), immo­bile, muet, mourant, en qui Mar­tin fini­ra par décou­vrir son géni­teur.

De par­ties de cartes ou de domi­nos en sou­venirs ressas­sés, pas­sant du français à l’arabe dans la même phrase, de ziza­nies bour­rues en éclats de rire, l’existence de ces hommes, qui rêvent de retourn­er au bled, prend sub­tile­ment corps sous nos yeux et dans nos oreilles, car « l’œil écoute », n’est-ce pas ? La mise en relief de per­son­nal­ités dis­tinctes abolit d’un coup l’hypocrite anony­mat que recou­vre, en effet, la si vague notion de « tra­vailleurs immi­grés ». Voilà des hommes dignes, lucides, en aucun cas dupes de leur con­di­tion, enfin inscrits dans la lumière de leurs sin­gu­lar­ités respec­tives. 

Sur l’écran en fond de scène (créa­tion vidéo de Quentin de Cour­tis), défi­lent à point nom­mé des images de femmes : mères, épous­es ou filles, en qual­ité de fan­tasmes ou de réminis­cences, tan­dis que des musiques de là-bas (créa­tion sonore de Frédéric Minière et Alexan­dre Mey­er) escor­tent ce voy­age sur place, accom­pli avec tact par des comé­di­ens qui évi­tent à tout prix le pathos.

Avec la réal­i­sa­tion de ce réc­it ini­ti­a­tique mené sur un mode poé­tique indé­ni­able, sous lequel se fau­file une réflex­ion d’ordre socio-poli­tique irréfutable, Nass­er Dje­maï – dont on n’ignore pas qu’il est aus­si un acteur de valeur – effectue un pas au-delà, béné­fique, dans un univers dra­maturgique rigoureux, d’où résulte un objet théâ­tral qui émeut sans faib­lesse, en lev­ant le voile sur une part mau­dite de la société française. 

Pour finir, lais­sons-lui la parole, car dans les atten­dus du spec­ta­cle, il sig­ni­fie pré­cisé­ment de quoi il retourne :

« Tout le monde a enten­du par­ler, de près ou de loin, de cette généra­tion qui a dû baiss­er la tête pour sur­vivre, intéri­or­isant ain­si la honte, l’humiliation et la haine. Com­ment rire et s’amuser de ça ? Com­ment bris­er ce cliché ?

J’ai vu mon père joyeux, ayant des fous-rires incroy­ables avec ses amis. Ils se char­ri­aient les uns les autres et tous finis­saient la soirée en par­lant du bled, de la famille, de leurs pro­jets futurs.

Tout le monde ne con­naît pas les joies, les petits bon­heurs du quo­ti­di­en, les ami­tiés tis­sées au fil du temps, l’attachement vis­céral à la terre d’accueil et toutes ces aven­tures humaines pos­i­tives, qui ont trans­for­mé et mod­elé ces hommes. Dans ces para­dox­es du quo­ti­di­en, et sans com­plai­sance, la parole de ces invis­i­bles doit sur­gir. Une parole audi­ble, sans con­ces­sion, avec des corps, des vis­ages, des voix, que nous n’avons pas l’habitude de voir, ni d’entendre.

La néces­sité du pro­jet se trou­ve là où je pour­rais être un petit enfant assis sur les genoux d’un de ces « chiba­n­is » qui me racon­te des his­toires et qu’on puisse rire ensem­ble. »

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Jean-Pierre Léonardini
Jean-Pierre Léonardini est journaliste culturel et critique dramatique. Il été, pendant vingt-cinq ans, chef du...Plus d'info
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