Coalescences

Théâtre
Critique
Portrait

Coalescences

Cinq remarques sur le théâtre-paysage d’Alexandre Koutchevsky

Le 28 Juin 2023
Charline Grand et Mbilé Yaya Bitang dans Je venais de défier le ciel d’Aristide Tarnagda, in Ciel à Bamako, mise en scène Alexandre Koutchevsky, 2010, Colline du point G, Bamako, Mali. Photo Marine Bachelot Nguyen.
Charline Grand et Mbilé Yaya Bitang dans Je venais de défier le ciel d’Aristide Tarnagda, in Ciel à Bamako, mise en scène Alexandre Koutchevsky, 2010, Colline du point G, Bamako, Mali. Photo Marine Bachelot Nguyen.

A

rticle réservé aux abonné.es
Charline Grand et Mbilé Yaya Bitang dans Je venais de défier le ciel d’Aristide Tarnagda, in Ciel à Bamako, mise en scène Alexandre Koutchevsky, 2010, Colline du point G, Bamako, Mali. Photo Marine Bachelot Nguyen.
Charline Grand et Mbilé Yaya Bitang dans Je venais de défier le ciel d’Aristide Tarnagda, in Ciel à Bamako, mise en scène Alexandre Koutchevsky, 2010, Colline du point G, Bamako, Mali. Photo Marine Bachelot Nguyen.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

À la mémoire d’Arlette Bon­nard, mag­nifique mourante bien vivante désor­mais morte qui touche

1.

La vivante des Morts qui touchent a creusé la terre – elle a déter­ré le corps inhumé quelques heures aupar­a­vant de sa mère morte, pour en voir enfin le vis­age que, mourante, celle-ci avait refusé de mon­tr­er. « Je suis sur le dos dans la terre. J’aperçois quelques cir­rus, ils sont, je me dis, à plus de quinze kilo­mètres de moi. (…) une bouf­fée de cir­rus, une bouf­fée de vis­age (…). Ciel1 ! ». Plus tôt, au début de la pièce, le corps de Cristo­bal Kendo, jeune ado­les­cent burk­in­abé ayant ten­té de rejoin­dre la France en se cachant dans le train d’atterrissage d’un Boe­ing 747 d’Air France à des­ti­na­tion d’Orly et mort de froid durant le vol, avait chuté lorsque, à l’approche de l’atterrissage, le train s’était ouvert, au-dessus de la forêt de Ram­bouil­let : tombant du ciel sur le « chœur des épines au sol », à côté d’un san­gli­er qui fouis­sait tran­quille­ment la terre pour y trou­ver sa nour­ri­t­ure. Il y a la terre et le ciel ; nous sommes tou­jours sur la terre et déjà dans le ciel. « Où com­mence le ciel ? », se demande Alexan­dre Koutchevsky : « le ciel com­mence à la sur­face de l’herbe et ne se ter­mine pas », « le ciel est là, tou­jours, il épouse la sur­face de la Terre2. » Plus qu’en « plein air » ou « en extérieur », son théâtre-paysage est, les pieds bien dans le sol, un théâtre « à ciel ouvert ».

Les Morts qui touchent est une pièce qui n’a pas don­né lieu à une mise en scène en paysage3 ; mais c’est bien un « texte-paysage4 » – un « texte pour vivants, fan­tômes et paysages » (c’est son sous-titre), c’est-à-dire tout ce qui nous accom­pa­gne, nous les vivants, et nous décen­tre, nous décadre ou plutôt nous recadre, présences au milieu de toutes les présences qui nous entourent, dans l’espace et dans le temps liés ; et les principes qui la fondent sont les mêmes que ceux qui fonderont la pra­tique du théâtre-paysage koutchevskien. Ce sont les lieux qui y con­densent l’émotion – « l’émotion par­ti­c­ulière qui nous prend quand un lieu nous par­le » ; qui sont les déposi­taires des sou­venirs, des affects, des drames et des des­tins qui s’inscrivent en eux, comme dif­fusés et dis­séminés dans cet autre cadre et cette autre échelle qu’est le paysage, en une rel­a­tivi­sa­tion qui n’est en rien une réduc­tion mais une forme, géo­graphique, de présence sen­si­ble accrue. Ain­si la vivante « col­lec­tionne des lieux5 » comme d’autres des objets, con­stru­isant son deuil en par­courant ceux liés au sou­venir de sa mère, dont le fan­tôme l’accompagne. Et la con­struc­tion de la pièce, dans ce par­cours comme dans les croise­ments qu’elle sus­cite, suit une logique géo­graphique traçant un par­cours de regard : du ciel à la terre, de Oua­gadougou au cimetière de Châte­nay-Mal­abry en pas­sant par la forêt de Ram­bouil­let et un champ attenant ou les anci­ennes Pom­pes funèbres de la Ville de Paris6

Tout part d’un tra­jet : Oua­gadougou-Ram­bouil­let [puis] c’est [comme un] trav­el­ling : un enfant monte dans un train d’atterrissage à Oua­gadougou, on suit l’avion, l’enfant mort tombe lorsque l’appareil ouvre ses trappes de trains, une fois au sol dans la forêt de Ram­bouil­let un san­gli­er s’approche du corps, et à cent mètres de là se trou­ve l’autoroute, on passe dans une voiture où une mère atteinte d’un can­cer dis­cute avec sa fille, on les suit jusqu’au point d’arrivée : la fille déterre sa mère. Ce sont des images, des his­toires qui se joux­tent : tuil[ées] dans la géo­gra­phie7.

Tuilages de lieux et de des­tins au sein d’un paysage, ou de paysages au sein d’un tra­jet, par­cours, exten­sion et cir­cu­la­tion du regard, tra­jec­toires et coa­les­cences. Vues du ciel ou vues du sol, décrites à tra­vers l’objectivité topographique et math­é­ma­tique d’un sys­tème de coor­don­nées tem­porelles et spa­tiales ou au plus intime des pen­sées qui n’ont pas pu se dire : les points de vue cir­cu­lent dans Les Morts qui touchent en un jeu de focal­i­sa­tions, zooms et plans larges. Que la nais­sance du théâtre-paysage soit pour Koutchevsky intime­ment con­comi­tante à sa décou­verte de la pra­tique de l’aviation n’est pas anodin : son écri­t­ure naît d’un regard géo­graphique qui appréhende les choses de haut, comme un « vol­ume de ciel » (pro­je­tant au sol une sur­face de terre) où s’inscrivent les êtres et les lieux au sein des paysages, mais sait aus­si y percevoir les détails sin­guliers pour en attein­dre le plus ténu, et les faire en retour réson­ner dans cette échelle plus ample.

Telle est la « logique de paysage » : une « coa­les­cence des paysages, [le] pas­sage d’une fig­ure à l’autre dans un même plan-séquence8 » – et leurs mis­es en écho, en rela­tion. C’est celle qui fait voir, de haut, autour d’un aéro­port, à Rennes ou en Afrique, les camps de réten­tions, les champs, les ter­rains vagues, les vies mul­ti­ples qui l’environnent. Ou qui met en per­spec­tive nos « petit(s) destin(s)9 », relie et fait éprou­ver, sans qu’ils n’aient con­science l’un de l’autre, dans Les Morts qui touchent, deux deuils : celui, inaperçu et incon­nu, de Cristo­bal Kendo, qui ne sera veil­lé que par le san­gli­er et les épines du sol, et celui de la mère ; deux morts apparem­ment si dif­férentes, une loin­taine et une proche ; deux morts qui s’équivalent, et se met­tent à réson­ner ensem­ble, toutes deux pris­es au milieu de mil­lions d’autres et comme toutes petites (mais non pour autant moins poignantes) au milieu de l’espace, ter­restre et aérien.

2.

Alexan­dre Koutchevsky demande à ses acteurs de « devenir des acteurs géo­graphiques », c’est-à-dire de « ne jamais cess­er de se sen­tir en rap­port avec les élé­ments naturels et humains qui les envi­ron­nent10. » L’épreuve con­crète de cela serait peut-être les « res­pi­ra­tions paysage » qui ponctuent régulière­ment ses spec­ta­cles – « res­pi­ra­tions paysage » des acteurs, qui ouvrent au spec­ta­teur la sus­pen­sion d’un temps de con­tem­pla­tion et d’ouverture sim­i­laire : l’extension de sa per­cep­tion et de la con­science de son inscrip­tion dans ce dans quoi, par­mi quoi on est ; ou, dit autrement, « la sim­ple présence de cha­cun avec toute chose11 », le sen­ti­ment de son appar­te­nance et de sa par­tic­i­pa­tion au paysage, et avec lui à la planète12. Cela ne veut en rien dire une abo­li­tion ou une néga­tion de l’humain et de ses émo­tions – c’est, bien plutôt, l’humain à sa juste place, l’humain situé, et inscrit : sur la terre, dans le ciel, et aus­si dans l’ensemble des humains, plus proches ou plus loin­tains, qui nous ont précédés et nous suc­céderont, dans ce paysage ; comme une com­mu­nauté implicite (de vivants, de fan­tômes, de paysages…). Terre et ciel, mais aus­si géo­gra­phie et his­toire, espace et temps : absciss­es et ordon­nées.

Les spec­ta­cles de Koutchevsky com­men­cent d’ailleurs qua­si­ment tou­jours par une telle énon­ci­a­tion de sa local­i­sa­tion dans les coor­don­nées du paysage (à par­tir desquelles, comme après un décol­lage ain­si pré­paré par l’établissement pré­cis de ces don­nées, pour­ront alors se déploy­er, dans l’espace et dans le temps, des lignes, des tra­jec­toires, des tracés). Un exem­ple par­mi d’autres :

ÉLIOS – Flo­ra Diguet ?

FLORA – Flo­ra Diguet.

FLORA – Élios Noël ?

ÉLIOS – Élios Noël.

FLORA – Ciel ? (silence, geste)

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Critique
Portrait
Alexandre Koutchevsky
2
Partager
Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements