Comment révéler une langue ?

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Comment révéler une langue ?

Entretien avec Stanislas Nordey

Le 1 Juil 1999
Laurent Sauvage dans ESCALADE ORDINAIRE de Werner Schwab, mise en scène Stanislas Norcley.
Laurent Sauvage dans ESCALADE ORDINAIRE de Werner Schwab, mise en scène Stanislas Norcley.
Laurent Sauvage dans ESCALADE ORDINAIRE de Werner Schwab, mise en scène Stanislas Norcley.
Laurent Sauvage dans ESCALADE ORDINAIRE de Werner Schwab, mise en scène Stanislas Norcley.
Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
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MIKE SENS : De quand date ta pre­mière ren­con­tre avec l’œu­vre de Wern­er Schwab ?

Stanis­las Nordey : C’é­tait au Kun­sten Fes­ti­val des Arts. J’ai vu le spec­ta­cle du Trust The­ater. Il présen­tait entre autres deux pièces de Schwab que j’ai mis­es en scène au Théâtre Gérard Philipe. Je m’é­tais procuré les sur­titres d’EX­TER­MI­NA­TION DU PEUPLE et j’en ai aimé la langue. Comme la pre­mière fois que j’ai lu le théâtre de Pasoli­ni, j’ai été saisi par le mélange de la poésie, de l’ob­scène et de la vio­lence, par cette écri­t­ure à sang chaud. À l’époque on dis­ait « de coure façon Schwab, c’est intraduis­i­ble ». J en ai fait le deuil, sans pour autant l’ef­fac­er de mon cerveau. Quand Michel Dezo­teux a mis en scène LES PRÉSIDENTES, le désir de mon­ter Schwab a recom­mencé à me tra­vailler. Mais ce qui me plai­sait à l’époque était avant tout l’aspect ludique de sa langue : je n’avais pas encore pris con­science de la dimen­sion philosophique de l’œu­vre.

M. S. : Com­ment relies-tu Schwab à la réal­ité con­tem­po­raine ?

S. N. : L’écri­t­ure de Schwab est pour moi vrai­ment d’au­jour­d’hui. J’ai rarement eu cette sen­sa­tion-là vis-à-vis des auteurs que j’ai mon­tés. C’est une écri­t­ure européenne qui a des réso­nances très fortes avec tout ce qui fait notre monde actuel, non pas tant au tra­vers
des thèmes qu’il abor­de que dans le geste même de l’écri­t­ure. C’est comme si cette langue avait avalé toutes les écri­t­ures du vingtième siè­cle et les recrachait comme du vomi, en les mélangeant toutes. C’est à mon avis une des car­ac­téris­tiques du temps : on a accès à telle­ment de savoirs qu’on est for­cé­ment des espèces de recy­cleurs. Schwab échappe au posi­tion­nement par rap­port aux grands auteurs alle­mands, à la lignée Büch­n­er, Brecht, Müller. .., peut-être parce qu’il n’a pas eu de for­ma­tion clas­sique, qu’il est imprégné de cul­ture rock. Mais en même temps, il appa­raît avec évi­dence, notam­ment dans une pièce comme ENFIN MORT, ENFIN PLUS DE SOUFFLE, qu’il con­naît le théâtre sur le bout des doigts. Sa posi­tion est inten­able : à la fois hors du sys­tème théâ­tral et totale­ment imprégné de ses auteurs. Je ne crois pas du tout à l’hy­pothèse de l’artiste génial qui s’est enfer­mé pen­dant trois ans pour écrire ses pièces sans jamais être allé au théâtre aupar­a­vant. Pour moi, il n’y a pas d’in­no­cence dans sa démarche. Il triche et sa tricherie me plaît.

M. S. : Est-ce qu’on peut faire un lien entre Schwab et les préoc­cu­pa­tions des jeunes auteurs « Du monde entier » que tu as fait décou­vrir l’an­née dernière ?

S. N. : L’écri­t­ure de Schwab n’est pas uni­verselle. Il écrit de l’Autriche en Autriche. Il écrit vio­lem­ment de l’en­droit où il est. Je ne crois pas à une Com­mu­nauté d’Eu­rope ; il n’y a que des par­tic­u­lar­ismes, des quartiers. Les auteurs par­lent cha­cun de l’en­droit où ils vivent, de l’en­droit qu’ils con­nais­sent. Je pour­rais donc dif­fi­cile­ment les met­tre en rela­tion les uns avec les autres. Cha­cun des trente-deux auteurs que nous avons rassem­blés dans « Du Monde entier » par­le depuis des endroits très dif­férents. J’au­rais beau­coup de mal à dégager une ligne. J’ai sen­ti au con­traire des par­tic­u­lar­ismes très forts. Entre la pièce danoise (Peter Asmussen) et la pièce espag­nole (Rodri­go Gar­cia), il y a, d’une cer­taine manière, plus qu’un con­ti­nent. Le seul lien que je trou­ve entre ces auteurs, c’est peut-être leur intérêt com­mun pour des formes autres que théâ­trales, comme les arts plas­tiques. Et cet intérêt induit peut-être une façon de sculpter la langue dif­férem­ment, comme un objet plas­tique, comme de la pâte, comme une matière à cisel­er. Pour moi la force de Schwab c’est qu’il a une iden­tité très force qui se suf­fit à elle-même. C’est même sans doute sa prin­ci­pale qual­ité. Ce n’est pas seule­ment un « Thomas Bern­hard trash ». Je trou­ve intéres­sants les liens qu’il tisse avec la « sub­cul­ture », représen­tée par des artistes comme le cinéaste John Waters. Il donne un aspect peu fréquentable à la langue. Encore que, à force de le tra­vailler, il m’ap­pa­raît rel­a­tive­ment sage. Il ne provoque pas. Par exem­ple, son aspect scat­ologique reste en fin de compte très métaphorique ; il ne mon­tre pas un per­son­nage en train de manger des crottes de chien dans la rue, comme le fait Divine dans un film de John Waters. C’est le pro­pos plus que le vocab­u­laire que je trou­ve fon­da­men­tale­ment dérangeant. Il y a un malen­ten­du autour de Schwab : il n’est pas l’au­teur scan­daleux que l’on proclame, mais un auteur beau­coup plus pro­fond que ce que l’on voudrait nous faire croire. Schwab a écrit de grandes pièces, EXCÉDENT DE POIDS…, ENFIN MORT…, ANTICLIMAX… Schwab utilise des formes clas­siques, mais en les dis­tor­dant comme dans la troisième scène des PRÉSIDENTES, dans le troisième acte d’EX­CÉ­DENT DE POIDS… Ce tra­vail en con­stant décalage me paraît tout à fait pro­pre à l’art con­tem­po­rain. Schwab a su se créer une lib­erté rare vis- à‑vis de la forme. Je ne sais pas com­ment il envis­ageait la représen­ta­tion, quand il écrivait. Pasoli­ni, par exem­ple, écrivait du théâtre parce qu’il ne pou­vait plus écrire autre chose. Mais je ne pense pas qu’il avait dans la tête le souci de la représen­ta­tion ; ce gui lui a per­mis d’être si libre vis-à-vis de la forme habituelle. La plu­part des pièces que je lis sont, au con­traire, écrites dans l’ob­ses­sion de la représen­ta­tion. Jaime les objets pas­sion­nels qui ne répon­dent pas aux canons habituels, qui sont des matières- théâtre à par­tir desquelles on peut tra­vailler comme la pièce d’Hervé Guib­ert VOLE MON DRAGON, par exem­ple, ou celle d’Eugène Sav­iczkaya LA FOLIE ORIGINELLE. Je ne fais pas de tra­vail de dra­maturgie avant de tra­vailler un texte sur le plateau. Un texte me plaît, je me lance : j’aime me fier à  mes intu­itions. Si j’avais fait un tel tra­vail dra­maturgique avant de mon­ter ESCALADE ORDINAIRE, je crois que je n’au­rais pas mis en scène la pièce. Parce que j’au­rais vu qu’il était impos­si­ble de com­pren­dre com­ment Hel­mut Com­bus­tion bas­cule entre le cinquième et le six­ième affect, que le texte ne délivre pas toutes les clés de l’his­toire, qu’il y a donc un défaut dans sa struc­ture … Jaime me met­tre face à une matière dont je n’ai pas la solu­tion. Le jeu des répéti­tions est d’ar­riv­er à résoudre l’énigme. Et pour ESCALADE ORDINAIRE, dans le tra­vail avec les comé­di­ens, tout d’un coup des pas­sages obscurs sont devenus lumineux. Mon intu­ition s’est trou­vée véri­fiée par le tra­vail sur le plateau. 

M. S. : J’ai beau­coup d’ad­mi­ra­tion pour ta façon de traiter l’e­space. Com­ment pass­es-tu du tra­vail de la langue à celui de la scéno­gra­phie ?

S. N. : J’ar­rive à J’e­space très tard. C’est ma com­préhen­sion de la langue avec les comé­di­ens qui doit aboutir à l’in­ven­tion d’un espace. Quand je démarre les répéti­tions je ne dois pas savoir vers où je vais tir­er la pièce. J’ai besoin de laiss­er vivre la langue dans les corps des comé­di­ens pen­dant les répéti­tions, de la regarder réson­ner dans l’e­space, avant d’avoir une idée de la scéno­gra­phie. C’est pourquoi on tra­vaille beau­coup plus avec Emmanuel Clo­lus sur des espaces que sur des décors, pro­pre­ment par­lé. On cherche tou­jours un espace ou un rap­port au pub­lic. Pour LES PRÉSIDENTES, on a choisi un rap­port frontal : il nous a sem­blé que c’é­tait presqu’une pièce radio­phonique, peut-être la plus con­ven­tion­nelle des quarre que nous présen­tons. Nous voulions créer un rap­port avec le pub­lic qui soit à la fois con­ven­tion­nel et qui per­me­tte aus­si de faire ressen­tir une étrangeté, une mon­stru­osité. On a donc tra­vail­lé sur la dis­pro­por­tion : l’e­space des PRÉSIDENTES est gigan­tesque, alors que c’est sans doute, des qua­tre, la pièce la plus fer­mée. ENFIN MORTE, ENFIN PLUS DE SOUFFLE, est la pièce la plus dif­fi­cile à faire enten­dre ; on a voulu créer un rap­port de con­nivence avec le pub­lic, imag­in­er une prox­im­ité avec lui. De là est née l’idée de faire asseoir comé­di­ens et spec­ta­teurs autour de mêmes tables. Pour EXCÉDENT DE POIDS… l’e­space a été trou­vé très tard. On voulait que les acteurs appa­rais­sent comme des petites mar­i­on­nettes, que leurs corps soient comme des objets — vecteurs de parole — vus de loin et de haut. ESCALADE ORDINAIRE a un côté épique, elle racon­te une his­toire. C’est cette fois le sous-titre de la pièce qui nous a guidé : « Farce l’as­phyx­ie ». On a pen­sé à la farce du Moyen-âge, aux Mys­tères, donc aux tréteaux et c’est comme ça que sont nés les sept petites scènes. Les spec­ta­teurs sont assis au cen­tre du plateau, sur des tabourets, et l’on joue les sept affects de la pièce sur cha­cune des sept petites scènes dis­posées autour d’eux.

M. S. : Com­bi­en de temps con­sacres- tu au tra­vail du texte en pro­por­tion de celui que tu con­sacres au reste ?

S. N. : Pour être pré­cis je dirais que 90 pour cent du temps est don­né au tra­vail du texte. Il ne se fait pas for­cé- ment à la table : on essaye dif­férentes con­fig­u­ra­tions spa­tiales pour voir com­ment la langue y résonne. Il ne reste que dix pour cent du temps pour tout le reste : les cos­tumes, par exem­ple, nous les trou­vons peu de temps avant le début des représen­ta­tions.

M.S. : Tu as choisi de ne pas présen­ter tout de suite les deux Molière pro­gram­més, et de mon­ter à la place deux autres Schwab …

S. N. : Tra­vailler Molière en même temps que Schwab a per­mis de dédrama­tis­er les deux langues. On s’est ren­du compte qu’on avait affaire à deux langues dif­férentes, et que c’é­tait bien sur la langue que por­tait notre tra­vail. Après avoir tra­vail­lé trois mois sur ces deux auteurs, il me sem­ble que leur point com­mun est une haine pro­fonde pour leurs per­son­nages en même temps qu’une ten­dresse extra­or­di­naire. Mon intu­ition de départ de les faire se côtoy­er, s’est trou­vée être juste sur ce point-là. Le plus pas­sion­nant, c’é­tait de tra­vailler à la fois sur la langue de Schwab qui n’avait jamais été une langue par­lée, et sur la langue de Molière qui ne serait plus jamais par­lée. On avait l’im­pres­sion de tra­vailler sur deux langues mortes — mais d’au­tant plus vivantes au théâtre. J’aime tra­vailler sur des langues qu’on ne par­le pas dans la vie. C’est sans doute pourquoi je ne fais pas de ciné­ma. On y par­le le plus sou­vent comme dans la vie. Sauf chez Straub ou chez Godard. L’en­jeu de ce tra­vail sur Schwab et Molière, c’é­tait de faire du bouche à bouche à deux langues mortes, pour que tout à coup, elles se rani­ment dans les corps des acteurs. Mêler les deux pro­dui­sait incon­sciem­ment des choses chez les acteurs. Au début des répéti­tions, ils avaient une nausée de Molière, parce que la langue de Schwab les avait séduits, et petit à petit la chose s’est inver­sée : à un moment, ils ont per­du le plaisir dans la langue de Schwab, et quand on a aban­don­né Molière, ils ont retrou­vé du plaisir dans la langue de Schwab : il y avait un con­stant mou­ve­ment de va-et-vient entre les deux. Mais au bout d’un moment, un mois avant les représen­ta­tions, on s’est aperçu qu’on ne réus­sis­sait pas à con­cen­tr­er le plaisir sur deux écri­t­ures en même temps. On a pris con­science qu’on allait présen­ter deux recherch­es à mi-chemin, et de façon très volon­taire, on a décidé de présen­ter unique­ment du Schwab. Mais ce faisant on s’est aus­si ren­du compte qu’on tenait à Molière. Et non seule­ment on présen­tera TARTUFFE et LE MISANTHROPE, mais encore deux autres pièces de Molière. Le pro­jet est devenu : pre­mière par­tie Schwab, deux­ième par­tie Molière.

M. S. : Tu avais déjà mêlé une langue con­tem­po­raine à une langue clas­sique : Gabi­ly et Mari­vaux.

S. N. : Pour ce spec­ta­cle Gabi­ly- Mari­vaux, je n’avais pas mar­ié intu­itive­ment deux langues : Gabi­ly avait écrit un BAISSER DE RIDEAU POUR LA DISPUTE, donc une suite à LA DISPUTE de Mari­vaux. La rai­son d’as­soci­er les deux était « feuil­letonesque ». Gabi­ly était par­ti de l’écri­t­ure de Mari­vaux pour la trans­former, c’é­tait un exer­ci­ce de style qu’il avait fait con­sciem­ment. Le pro­jet était dif­férent. Mais il est vrai qu’il me plaît de faire cohab­iter deux écri­t­ures dans un même spec­ta­cle : quand j’avais mon­té PYLADE de Pasoli­ni, il y avait un pro­logue de Yan­nis Ric­sos qui durait quand même quar­ante-cinq min­utes. J’avais aus­si le pro­jet, que je n’ai pas réus­si à men­er à bien pour des raisons de droits, de mon­ter dans la même soirée LES CHIENS d’Hervé Guib­ert et L’EXCÈS L’USINE de Leslie Kaplan.

M. S. : La pri­mauté du tra­vail sur la langue, ne t’empêche-t-elle pas
de don­ner coute leur impor­tance aux per­son­nages des pièces de Schwab ?

S. N. : « Les per­son­nages sont par­lés » die Schwab. En écrivant cela, il me fournie une réponse coure faite. Puisqu’ils sont par­lés, il n’y a pas besoin de faire autre chose que de leur don­ner une enveloppe de chair. Mais il est vrai que je n’au­rais pas for­cé­ment mon­té ces pièces ain­si, si je ne con­nais­sais pas l’his­toire des représen­ta­tions de Schwab dans le monde. J’ai trou­vé intéres­sant de tra­vailler sur la langue tout en sachant très bien que j’au­rais pu insis­ter sur autre chose. On ne peut pas tout mon­tr­er d’un auteur. Prenons l’ex­em­ple de la pièce de Gabi­ly CONTENTION : c’est une pièce très drôle. On a tra­vail­lé sur cet aspect-là pen­dant les répéti­tions, jusqu’à ce que les acteurs ressen­tent la néces­sité d’en racon­ter plutôt la noirceur. J’aimerais qu’un autre met­teur en scène monte aujour­d’hui CONTENTION en mon­trant à quel point cette pièce est bur­lesque. Il y a plusieurs encrées pour chaque auteur, et ce qui m’a intéressé pour les Schwab c’é­tait de met­tre en avant l’en­jeu de la langue. En France et en Europe, on ne priv­ilégie pas tou­jours la langue : la plu­part des met­teurs en scène cherchent à don­ner une lec­ture, une inter­pré­ta­tion, à trans­met­tre une esthé­tique. Je pense que le théâtre doit aus­si être un lieu où sim­ple­ment la parole du poète se fait enten­dre. En ce qui con­cerne Schwab, j’ai la sen­sa­tion que la piste majeure jusqu’à présent était celle du mis­éra­bil­isme des per­son­nages, le grotesque, le clown, le grossier. J’ai eu envie d’ou­vrir une autre piste. Et encre ces deux pistes opposées, la place est faite à mille autres nou­velles pistes. Par exem­ple, je suis tou­jours très en colère quand des met­teurs en scène blo­quent les droits : ça a été le cas pour Gre­go­ry Mot­ton, ça l’est en ce moment pour Daniel Danis, pour David Har­row­er. Ce qui m’in­téresse c’est au con­traire que les pièces puis­sent cir­culer. C’est ce qui nous a guidés pour « Du monde entier ». Je trou­ve impor­tant qu’un théâtre com­mande des textes, des tra­duc­tions, et les fasse cir­culer.

M. S. : Tu tra­vailles énor­mé­ment, sans t’ar­rêter. Com­ment cela a‑t-il com­mencé ?

S. N. : Mon père est cinéaste. Il tourne énor­mé­ment : un ou deux films par an. Il lui faut s’adress­er au monde, de façon presque boulim­ique. Quitte
à mon­tr­er des brouil­lons, des inachevés avec quelques ful­gu­rances. En dix ans, j’ai mon­té presque trente pièces. J’ai sans douce hérité de lui cette atti­tude boulim­ique. Quand j’ai com­mencé à faire du théâtre, j’ai tra­vail­lé pen­dant trois ans dans l’ate­lier pour les jeunes acteurs que dirigeait ma mère ; j’avais une faim de textes con­sid­érable qui m’a poussé à tra­vers­er en tant qu’ac­teur env­i­ron crois cents écri­t­ures dif­férences. C’est vrai­ment là que s’est con­stru­ite ma curiosité pour les langues ; le fait d’en avoir mâché, et appris beau­coup, m’a forgé un goût
physique pour elles. Au départ de mon tra­vail de met­teur en scène, il y a le désir de partager quelque chose avec une équipe. Mais ce n’est que plus tard que j’ai pu définir ce « quelque chose » : la langue, l’écri­t­ure. Les pre­miers textes sur lesquels j’ai tra­vail­lé étaient LA PRINCESSE BLANCHE de Rilke, DU SANG SUR LE COU DU CHAT de Fass­binder, LA DIFFICULTÉ DE S’EXPRIMER de Copi et LA DISPUTE de Mari­vaux. La langue n’é­tait pas encore mon enjeu. J’é­tais fasciné par la struc­ture des pièces. La ren­con­tre de l’écri­t­ure de Pasoli­ni a été déci­sive : je me rendais compte qu’il était pos­si­ble que la poésie ait un pro­pos. Avant, je pen­sais que le théâtre ne dis­ait rien, que c’é­tait une espèce de luxe. Bien sûr j’avais lu Anouilh, Sartre, Camus, mais la prise de con­science que le théâtre pou­vait être beau et per­ti­nent poli­tique­ment par­lant, je la dois à Pasoli­ni. C’est à ce moment-là que j’ai trou­vé mon indépen­dance par rap­port au milieu famil­ial. C’est avec Stu­art Sei­de que j’ai la pre­mière fois porté mon atten­tion sur la langue. Il m’a ouvert une porte en soulig­nant la dimen­sion à la fois poli­tique et poé­tique de l’œu­vre de Shake­speare.

M. S. : De quelle façon Pasoli­ni et Schwab sont-ils poli­tiques ?

S. N. : Ils sont poli­tiques parce qu’ils sont dans le monde. Même s’il écrivait dans sa cabane, Schwab n’é­tait pas coupé de la société. Ce n’est pas Thomas Bern­hard. Pasoli­ni était présent partout, il étaie ter­ri­ble­ment là, c’é­tait une pro­fes­sion de foi. Schwab pre­nait une dis­tance par rap­port au monde. Pasoli­ni subis­sait le monde, il essayait de le chang­er même. Schwab n’é­tait pas du tout dans cette dynamique-là, c’é­tait un ento­mol­o­giste plus qu’un acteur. Là où ils se rejoignent le plus, c’est peut- être sur leur façon de regarder le corps : ils con­sid­èrent que nous sommes aus­si des boucs de viande, et leur réflex­ion sur le can­ni­bal­isme est assez proche.

M. S. : Tu appré­cies des auteurs ambi­gus, dif­fi­ciles. Et en même temps tu prônes un théâtre citoyen, dans la lignée de Jean Vilar, avec un tarif unique à cinquante francs, des journées portes ouvertes … Où ces deux ten­dances se rejoignent-elles ?

S. N. : Ce que je fais à Saine-Denis, je le fais en réac­tion. Je préfér­erais ne pas avoir à le faire. Je préfér­erais qu’il y ait du théâtre citoyen partout. Si je trou­vais belle la façon donc se fai­sait le théâtre en France, je ne serais pas directeur du Théâtre de Saine-Denis. Si je suis ici, c’est d’abord par un mou­ve­ment de colère. Et ce que je trou­ve dans la langue de ces auteurs-là, c’est un geste sem­blable : un geste de colère, de rage, une espèce d’in­can­des­cence, d’in­flam­ma­tion intérieure face au monde. La place que j’oc­cupe dans le théâtre résulte de l’in­flam­ma­tion que je ressens face au monde théâ­tral. Et je trou­ve intéres­sant pour des auteurs comme Pasoli­ni ou Schwab d’avoir face à eux quelqu’un comme moi qui a plutôt des colères froides. Sinon je ne ferais que faire réson­ner une com­plic­ité avec ces univers-là, ça ferait pléonasme. Quand on monte Witkiewicz en hurlant avec de la musique crash der­rière, ça fait pléonasme. Ce que je trou­ve intéres­sant est de faire réson­ner une ombre portée.

Pro­pos recueil­lis à Paris le 20 novem­bre 1998 par Mike Sens, retran­scrits par Julie Bir­mant.

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Stanislas Nordey
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