« APRÈS LES GUERRES PERDUES, il faut écrire des comédies » dit l’Homme difficile de Hofmannsthal, en citant Novalis… L’effondrement de l’Autriche le priva de la terre dans laquelle il était enraciné. La première guerre mondiale s’achève sur le morcellement de l’Empire austro-hongrois ; il n’en reste que le « moignon » germanophone, le dixième de la population d’avant 1914, sur un territoire extrêmement réduit — « L’Autriche, c’est ce gui reste », dira George Clémenceau — et une capitale, Vienne, hydrocéphale. Un vide immense se creuse dans les consciences et dans les âmes. Une histoire de près de mille ans a volé en éclats, sans qu’ apparemment rien ne subsiste … L’étroitesse des frontières d’une part, le sentiment nécessairement « germanique » naissant en République autrichienne d’autre part, la séparation radicale, hostile, avec les multiples ethnies « autrichiennes » antérieures, conduisent le pays de l’incrédulité d’abord, quant à sa chance de (sur )vivre au plan économique, politique, culturel, à un nationalisme farouche, qui opposera notamment l’austro-fascisme au national-socialisme allemand. Quand Hitler accède au pouvoir, l’Autriche veut croire à son existence propre, indépendante, et voudra même se battre pour sa République ; seulement, sous la menace imminente de l’annexion, le chancelier exhorte le peuple à « ne pas verser le sang des frères allemands » …
Ce vide, ce morcellement, cet éclatement sont exprimés et analysés par la philosophie révolutionnaire de la langue d’un Wittgenstein, traités avec un implacable sens critique et satirique par Karl Kraus dans sa revue LE FLAMBEAU poussés à bout par Elias Canetti, notamment dans son roman AUTO-DA-FÉ et dans MASSE ET PUISSANCE somme de ses réflexions.
Le questionnement est repris après la (brève) période de mortification gui suivit la deuxième guerre mondiale, après le choc que la découverte (tardive) de l’Holocauste provoqua (et continue de provoquer), après la prise de conscience que « après Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poésie » … Une « bande » de jeunes artistes hétéroclites, poètes, architectes, musiciens, peintres, se retrouvent dans le « Wiener Gruppe », foyer expérimental aux effets et conséquences sensibles et visibles jusqu’à nos jours. Les écrivains de ce recommencement — Konrad Bayer, H. C. Artmann, Ernst Jandl, Elfriede Mayrocker, Gerhard Rühm, Oswald Wiener et bien d’autres, malgré leur impact considérable sur la littérature de langue allemande, gui dépasse largement les frontières de l’Autriche, ne sont pourtant pas ou peu connus à l’étranger. Sans doute est-ce dû au fait même du traitement particulier qu’ils appliquent à leur langue maternelle. Ils se ressourcent au « sein » des dialectes, les utilisent tels quels ; ils affirment ainsi également leur différence par rapport à la langue « officielle », celle gui avait été épurée par les régimes fasciste et nazi et qui est toujours infectée par les contenus de l’idéologie et de la propagande des vingt années passées.
Dès 1943, l’Autriche est non seulement reconnue non coupable par les Forces Alliées, mais première victime de Hitler. La « bonne conscience » gui en résulte réduit au silence public ceux gui pourtant connaissent la vérité ; un voile de silence se pose sur la participation active et souvent enthousiaste de la plupart des Autrichiens aux atrocités de la guerre et des camps …