« Choralités »
TERME ÉTRANGE que celui de « choralité ». Terme à la définition absente (il ne figure pas, par exemple, dans les dictionnaires), il ne semble se définir que par rapport à son origine : le chœur, et le modèle antique qu’il implique. Mais si ce dernier en reste la référence, il ne suffit plus à le déterminer, si ce n’est justement sous ce seul biais de l’origine. De ce référent identifié, la notion de « choralité » a glissé, dans le langage des metteurs en scène et des acteurs, vers une pratique plus diffuse, à la fois plus globale et moins précisément déterminée, dont le modèle du chœur antique constitue le référent implicite mais cependant déplacé. Le spectre que définira cette notion de « choralité » ira alors de l’inscription manifeste d’un chœur à l’intérieur du dispositif de représentation à la revendication d’un fonctionnement général de l’ensemble de la scène (dans son fonctionnement interne, dans l’expression de la collectivité des acteurs, et dans la relation qu’elle établit avec la communauté des spectateurs) sur un modèle choral sous-jacent.
En cela, l’inscription d’un modèle choral au sein de la représentation, que ce soit dans l’écriture dramatique ou dans la mise en scène, participe des différents avatars de la « crise du drame » et de la remise en question du principe dramatique que Peter Szondi a analysée. Ses différentes modalités témoignent ainsi (comme le montrait déjà, pour l’écriture dramatique, Jean-Pierre Sarrazac dès L’AVENIR DU DRAME ) des mutations du drame moderne, venant perturber le primat du protagoniste et de l’agôn et se glisser, entre autres, au sein de la scission entre le monologique et le dialogique. Mais cela ne se fait pas forcément sous la forme d’un retour ostensible du chœur à proprement parler, mais plutôt sous une forme diffractée, comme un refoulé du chœur resurgissant partiellement en en déplaçant toujours le modèle. C’est en cela que Martin Mégevand peut parler de la choralité comme de « l’effet fantôme du chœur », ne se définissant que négativement comme « ce qui reste du chœur quand le chœur n’y est plus ».1
Et si, dans des spectacles des dix dernières années, le chœur se montre parfois comme constitué et affiché (comme c’est le cas, par exemple, dans certains spectacles de Gabily ou de Nordey), la choralité se manifeste cependant plutôt, même lorsqu’elle prend corps dans un dispositif global, comme une tension, une aspiration protéiforme plus qu’une forme donnée. Plus que celle d’une figure ou d’un constituant distinct, la revendication de « choralité » se joue plutôt aux racines du travail, et devient celle d’un fondement choral soutenant l’ensemble de l’approche du plateau : un état, une disposition, une démarche. Il n’est qu’à voir la diversité de sens que peut revêtir dans les discours des praticiens de ces dernières années le terme même de « choralité » : sur fond de ce référent du chœur antique, mâtiné d’une référence musicale qui lui est d’ailleurs intrinsèquement liée, c’est un champ, plus qu’un modèle établi, que détermine l’usage de ce terme, des questionnements plus qu’un procédé.
Derrière cette aspiration se fait d’ailleurs jour sans cesse la complexité qui lui est inhérente : si la choralité se manifeste avant tout, dans les spectacles des années 1990 (et du début des années 2000) qui la revendiquent, comme une tension, c’est parce qu’elle semble s’inscrire sur fond d’une certaine conscience de son impossibilité même, ou plus exactement de sa difficulté et de sa labilité, tout autant que de la nature fondamentale de ses enjeux. Être ensemble, dire la communauté, dire l’hétérogène tout autant que le groupe, et la dialectique permanente entre les deux, ouvrir la représentation vers le spectateur et en être le relais : autant de points de tension reconvoqués par le recours à une « choralité » qui ne cesse de mêler leur désir à la conscience de leur fragilité.
France, années 90
Ce n’est pas un hasard si, au début des années 1990, la question de la choralité a fait retour sur les scènes, françaises tout du moins si ce n’est européennes2. La première moitié de la décennie vit ainsi un certain nombre de spectacles (et parfois de moments de spectacles3) fondateurs ou emblématiques de ce désir nouveau d’une choralité réinterrogée. La venue en 1992 à la MC 93 de Bobigny du spectacle de Lev Dodine GAUDEAMUS, et, deux ans plus tard, de CLAUSTROPHOBIA, fit ainsi événement. Ces deux spectacles marquèrent tout à la fois par l’énergie collective du travail et par la déconstruction critique qui y était faite du chœur à travers le modèle « soviétique » du collectif massif ( l’armée dans GAUDEAMUS ) dont ils témoignaient. Emblématiques également apparurent les deux volets du spectacle LUMIÈRES, mis en scène en 1995 par Georges Lavaudant (expérience qui resta en fin de compte singulièrement isolée dans son parcours de ces années-là): là, la choralité était liée au choix d’une forme fragmentaire, et plus largement à une remise en question de la prétention de la forme dramatique à saisir et à dire le monde. Le principe choral fondait une démarche de rassemblement d’éclats d’un monde s’éparpillant. Le « chœur éclaté » de LUMIÈRES manifestait la volonté de retravailler (dans la lignée d’un théâtre fragmentaire chère à Lavaudant) la forme théâtrale pour rendre compte de l’Histoire. Jean-Christophe Bailly (coauteur, avec Lavaudant, Michel Deutsch et le chorégraphe Jean-François Duroure, du spectacle) voyait dans cette forme, sous-tendue par le mythe de l’arche de Noé (« une situation dans laquelle ce qui est à sauver, ce sont les voix, les récits – la présentation d’un souvenir du monde à emmener dans un autre monde. Noé ne sera pas Noé, pas un vieil homme, ce sera un groupe d’hommes et de femmes »), « la possibilité pour le théâtre – ou la nécessité – de s’avancer vers une forme nouvelle qui serait celle d’un chœur sans héros : un théâtre de la choralité pure, un théâtre qui serait un chœur éclaté, explosé en différentes figures, en des figures qui ne seraient pas loin d’être anonymes ». Des ruines (« Sous les ruines » était le titre de la première partie du spectacle), des lumières, des fragments, des voix…; le choix d’une telle choralité éclatée pour « cesser de faire comme si l’Histoire n’était qu’une succession d’arias et (…) au contraire se mettre à l’écoute de ses récitatifs embrouillés, perdus, solitaires, vrais »4. Rendre compte du monde, c’était alors assumer un « effritement », renoncer aux héros et à la centralisation sur le protagoniste, pour s’incarner dans une choralité qui se ferait porteuse non pas d’un discours massif mais d’une mémoire diffractée, de la circulation de voix solitaires entrecroisées.
Mais ce début de décennie vit surtout l’irruption d’une nouvelle génération de metteurs en scènes (et d’équipes) sur les plateaux français, dont un des points communs était la revendication d’un engagement collectif, l’importance de la notion non plus spécifiquement de troupe mais d’équipe, de bande – bref d’un collectif soudé tout en étant moins hiérarchisé et moins unanime que la troupe –, dont les pratiques témoignaient, sous des formes diverses, d’une aspiration chorale. Stanislas Nordey en fut l’exemple le plus flagrant : son esthétique, telle qu’elle s’incarna en particulier, dans ces années-là, dans ses mises en scènes de Pasolini ( BÊTES DE STYLE, CALDERÓN, PYLADE ) se construisit autour de trois spécificités, intimement liées : la volonté d’inscrire au cœur du spectacle l’énergie collective de la troupe, de la « meute» ; la pratique d’un jeu face public et la revendication d’une adresse frontale au spectateur (dont l’image matricielle serait pour Nordey le regard caméra de Silvana Mangano dans l’ŒDIPE ROI de Pasolini); enfin, l’affirmation d’un « théâtre de la langue » ou d’un « théâtre des poètes », pour lequel la mise en scène serait en premier lieu non plus la représentation de personnages et d’une action dramatique, mais la traversée d’une langue, portée collectivement par tous les interprètes avant même qu’elle ne se diffracte en constituants traditionnels de la fiction théâtrale. Ces trois points d’ancrage esthétique et politique ouvraient sur le désir d’une choralité bien particulière, rejoignant les fonctions du chœur antique tout en se les réappropriant. Et si elles sont caractéristiques du travail de Nordey, ces exigences traversèrent, prenant des formes diverses, bien d’autres pratiques d’artistes de cette nouvelle génération – parmi lesquelles on ne saurait oublier celle, pourtant bien différente, de Didier-Georges Gabily (puis d’acteurs venus de son groupe T’chan’G5).
La revendication d’une prise en charge collective du plateau, ouverte sur une communauté plus large incluant la salle, caractérise ainsi nombre de ces nouvelles démarches apparues au début des années 1990. Elle passe par une volonté de réintégrer le spectateur dans la représentation au-delà du simple rôle passif de consommation auquel tous alors accusent un certain théâtre des années 1980 – de la génération précédente –, de l’avoir réduit dans une dérive, devenue contre- référence commune, du spectacle théâtral devenu « produit culturel » au sein duquel, la starisation des distributions aidant, chacun des praticiens (metteur en scène en tête) est amené à vouloir faire œuvre individuelle. Il s’agit alors pour eux de refaire du théâtre – sur la scène mais également dans le rapport entre la scène et la salle – le lieu d’une communauté vivante.