Choralités diffractées : la communauté en creux

Choralités diffractées : la communauté en creux

Le 31 Oct 2003
ESCLAVES DE L’AMOUR d’après K. Hamsun, mise en scène de Marc François. Photo Agostino Pacciani.
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ESCLAVES DE L’AMOUR d’après K. Hamsun, mise en scène de Marc François. Photo Agostino Pacciani.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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« Choral­ités »

TERME ÉTRANGE que celui de « choral­ité ». Terme à la déf­i­ni­tion absente (il ne fig­ure pas, par exem­ple, dans les dic­tio­n­naires), il ne sem­ble se définir que par rap­port à son orig­ine : le chœur, et le mod­èle antique qu’il implique. Mais si ce dernier en reste la référence, il ne suf­fit plus à le déter­min­er, si ce n’est juste­ment sous ce seul biais de l’origine. De ce référent iden­ti­fié, la notion de « choral­ité » a glis­sé, dans le lan­gage des met­teurs en scène et des acteurs, vers une pra­tique plus dif­fuse, à la fois plus glob­ale et moins pré­cisé­ment déter­minée, dont le mod­èle du chœur antique con­stitue le référent implicite mais cepen­dant déplacé. Le spec­tre que défini­ra cette notion de « choral­ité » ira alors de l’inscription man­i­feste d’un chœur à l’intérieur du dis­posi­tif de représen­ta­tion à la reven­di­ca­tion d’un fonc­tion­nement général de l’ensemble de la scène (dans son fonc­tion­nement interne, dans l’expression de la col­lec­tiv­ité des acteurs, et dans la rela­tion qu’elle établit avec la com­mu­nauté des spec­ta­teurs) sur un mod­èle choral sous-jacent.

En cela, l’inscription d’un mod­èle choral au sein de la représen­ta­tion, que ce soit dans l’écriture dra­ma­tique ou dans la mise en scène, par­ticipe des dif­férents avatars de la « crise du drame » et de la remise en ques­tion du principe dra­ma­tique que Peter Szon­di a analysée. Ses dif­férentes modal­ités témoignent ain­si (comme le mon­trait déjà, pour l’écriture dra­ma­tique, Jean-Pierre Sar­razac dès L’AVENIR DU DRAME ) des muta­tions du drame mod­erne, venant per­turber le pri­mat du pro­tag­o­niste et de l’agôn et se gliss­er, entre autres, au sein de la scis­sion entre le monologique et le dialogique. Mais cela ne se fait pas for­cé­ment sous la forme d’un retour osten­si­ble du chœur à pro­pre­ment par­ler, mais plutôt sous une forme dif­frac­tée, comme un refoulé du chœur resur­gis­sant par­tielle­ment en en déplaçant tou­jours le mod­èle. C’est en cela que Mar­tin Mégevand peut par­ler de la choral­ité comme de « l’effet fan­tôme du chœur », ne se définis­sant que néga­tive­ment comme « ce qui reste du chœur quand le chœur n’y est plus ».1

Et si, dans des spec­ta­cles des dix dernières années, le chœur se mon­tre par­fois comme con­sti­tué et affiché (comme c’est le cas, par exem­ple, dans cer­tains spec­ta­cles de Gabi­ly ou de Nordey), la choral­ité se man­i­feste cepen­dant plutôt, même lorsqu’elle prend corps dans un dis­posi­tif glob­al, comme une ten­sion, une aspi­ra­tion pro­téi­forme plus qu’une forme don­née. Plus que celle d’une fig­ure ou d’un con­sti­tu­ant dis­tinct, la reven­di­ca­tion de « choral­ité » se joue plutôt aux racines du tra­vail, et devient celle d’un fonde­ment choral sou­tenant l’ensemble de l’approche du plateau : un état, une dis­po­si­tion, une démarche. Il n’est qu’à voir la diver­sité de sens que peut revêtir dans les dis­cours des prati­ciens de ces dernières années le terme même de « choral­ité » : sur fond de ce référent du chœur antique, mât­iné d’une référence musi­cale qui lui est d’ailleurs intrin­sèque­ment liée, c’est un champ, plus qu’un mod­èle établi, que déter­mine l’usage de ce terme, des ques­tion­nements plus qu’un procédé.

Der­rière cette aspi­ra­tion se fait d’ailleurs jour sans cesse la com­plex­ité qui lui est inhérente : si la choral­ité se man­i­feste avant tout, dans les spec­ta­cles des années 1990 (et du début des années 2000) qui la revendiquent, comme une ten­sion, c’est parce qu’elle sem­ble s’inscrire sur fond d’une cer­taine con­science de son impos­si­bil­ité même, ou plus exacte­ment de sa dif­fi­culté et de sa labil­ité, tout autant que de la nature fon­da­men­tale de ses enjeux. Être ensem­ble, dire la com­mu­nauté, dire l’hétérogène tout autant que le groupe, et la dialec­tique per­ma­nente entre les deux, ouvrir la représen­ta­tion vers le spec­ta­teur et en être le relais : autant de points de ten­sion recon­vo­qués par le recours à une « choral­ité » qui ne cesse de mêler leur désir à la con­science de leur fragilité.

France, années 90

Ce n’est pas un hasard si, au début des années 1990, la ques­tion de la choral­ité a fait retour sur les scènes, français­es tout du moins si ce n’est européennes2. La pre­mière moitié de la décen­nie vit ain­si un cer­tain nom­bre de spec­ta­cles (et par­fois de moments de spec­ta­cles3) fon­da­teurs ou emblé­ma­tiques de ce désir nou­veau d’une choral­ité réin­ter­rogée. La venue en 1992 à la MC 93 de Bobigny du spec­ta­cle de Lev Dodine GAUDEAMUS, et, deux ans plus tard, de CLAUSTROPHOBIA, fit ain­si événe­ment. Ces deux spec­ta­cles mar­quèrent tout à la fois par l’énergie col­lec­tive du tra­vail et par la décon­struc­tion cri­tique qui y était faite du chœur à tra­vers le mod­èle « sovié­tique » du col­lec­tif mas­sif ( l’armée dans GAUDEAMUS ) dont ils témoignaient. Emblé­ma­tiques égale­ment apparurent les deux volets du spec­ta­cle LUMIÈRES, mis en scène en 1995 par Georges Lavau­dant (expéri­ence qui res­ta en fin de compte sin­gulière­ment isolée dans son par­cours de ces années-là): là, la choral­ité était liée au choix d’une forme frag­men­taire, et plus large­ment à une remise en ques­tion de la pré­ten­tion de la forme dra­ma­tique à saisir et à dire le monde. Le principe choral fondait une démarche de rassem­ble­ment d’éclats d’un monde s’éparpillant. Le « chœur éclaté » de LUMIÈRES man­i­fes­tait la volon­té de retra­vailler (dans la lignée d’un théâtre frag­men­taire chère à Lavau­dant) la forme théâ­trale pour ren­dre compte de l’Histoire. Jean-Christophe Bail­ly (coau­teur, avec Lavau­dant, Michel Deutsch et le choré­graphe Jean-François Duroure, du spec­ta­cle) voy­ait dans cette forme, sous-ten­due par le mythe de l’arche de Noé (« une sit­u­a­tion dans laque­lle ce qui est à sauver, ce sont les voix, les réc­its – la présen­ta­tion d’un sou­venir du monde à emmen­er dans un autre monde. Noé ne sera pas Noé, pas un vieil homme, ce sera un groupe d’hommes et de femmes »), « la pos­si­bil­ité pour le théâtre – ou la néces­sité – de s’avancer vers une forme nou­velle qui serait celle d’un chœur sans héros : un théâtre de la choral­ité pure, un théâtre qui serait un chœur éclaté, explosé en dif­férentes fig­ures, en des fig­ures qui ne seraient pas loin d’être anonymes ». Des ruines (« Sous les ruines » était le titre de la pre­mière par­tie du spec­ta­cle), des lumières, des frag­ments, des voix…; le choix d’une telle choral­ité éclatée pour « cess­er de faire comme si l’Histoire n’était qu’une suc­ces­sion d’arias et (…) au con­traire se met­tre à l’écoute de ses réc­i­tat­ifs embrouil­lés, per­dus, soli­taires, vrais »4. Ren­dre compte du monde, c’était alors assumer un « effrite­ment », renon­cer aux héros et à la cen­tral­i­sa­tion sur le pro­tag­o­niste, pour s’incarner dans une choral­ité qui se ferait por­teuse non pas d’un dis­cours mas­sif mais d’une mémoire dif­frac­tée, de la cir­cu­la­tion de voix soli­taires entre­croisées.

Mais ce début de décen­nie vit surtout l’irruption d’une nou­velle généra­tion de met­teurs en scènes (et d’équipes) sur les plateaux français, dont un des points com­muns était la reven­di­ca­tion d’un engage­ment col­lec­tif, l’importance de la notion non plus spé­ci­fique­ment de troupe mais d’équipe, de bande – bref d’un col­lec­tif soudé tout en étant moins hiérar­chisé et moins unanime que la troupe –, dont les pra­tiques témoignaient, sous des formes divers­es, d’une aspi­ra­tion chorale. Stanis­las Nordey en fut l’exemple le plus fla­grant : son esthé­tique, telle qu’elle s’incarna en par­ti­c­uli­er, dans ces années-là, dans ses mis­es en scènes de Pasoli­ni ( BÊTES DE STYLE, CALDERÓN, PYLADE ) se con­stru­isit autour de trois spé­ci­ficités, intime­ment liées : la volon­té d’inscrire au cœur du spec­ta­cle l’énergie col­lec­tive de la troupe, de la « meute» ; la pra­tique d’un jeu face pub­lic et la reven­di­ca­tion d’une adresse frontale au spec­ta­teur (dont l’image matricielle serait pour Nordey le regard caméra de Sil­vana Mangano dans l’ŒDIPE ROI de Pasoli­ni); enfin, l’affirmation d’un « théâtre de la langue » ou d’un « théâtre des poètes », pour lequel la mise en scène serait en pre­mier lieu non plus la représen­ta­tion de per­son­nages et d’une action dra­ma­tique, mais la tra­ver­sée d’une langue, portée col­lec­tive­ment par tous les inter­prètes avant même qu’elle ne se dif­fracte en con­sti­tu­ants tra­di­tion­nels de la fic­tion théâ­trale. Ces trois points d’ancrage esthé­tique et poli­tique ouvraient sur le désir d’une choral­ité bien par­ti­c­ulière, rejoignant les fonc­tions du chœur antique tout en se les réap­pro­pri­ant. Et si elles sont car­ac­téris­tiques du tra­vail de Nordey, ces exi­gences tra­ver­sèrent, prenant des formes divers­es, bien d’autres pra­tiques d’artistes de cette nou­velle généra­tion – par­mi lesquelles on ne saurait oubli­er celle, pour­tant bien dif­férente, de Didi­er-Georges Gabi­ly (puis d’acteurs venus de son groupe T’chan’G5).

La reven­di­ca­tion d’une prise en charge col­lec­tive du plateau, ouverte sur une com­mu­nauté plus large inclu­ant la salle, car­ac­térise ain­si nom­bre de ces nou­velles démarch­es apparues au début des années 1990. Elle passe par une volon­té de réin­té­gr­er le spec­ta­teur dans la représen­ta­tion au-delà du sim­ple rôle pas­sif de con­som­ma­tion auquel tous alors accusent un cer­tain théâtre des années 1980 – de la généra­tion précé­dente –, de l’avoir réduit dans une dérive, dev­enue con­tre- référence com­mune, du spec­ta­cle théâ­tral devenu « pro­duit cul­turel » au sein duquel, la stari­sa­tion des dis­tri­b­u­tions aidant, cha­cun des prati­ciens (met­teur en scène en tête) est amené à vouloir faire œuvre indi­vidu­elle. Il s’agit alors pour eux de refaire du théâtre – sur la scène mais égale­ment dans le rap­port entre la scène et la salle – le lieu d’une com­mu­nauté vivante.

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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