Lettre ouverte à Jan Fabre

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Lettre ouverte à Jan Fabre

Le 10 Avr 2016
Jan Fabre a planté le drapeau belge à l'odéon d'Hérode Atticus. Photo Neos Kosmos.
Jan Fabre a planté le drapeau belge à l'odéon d'Hérode Atticus. Photo Neos Kosmos.
Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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Lees hier de brief in het Ned­er­lands

Mar­di passé, Jan Fab­re a présen­té son plan lors d’une ahuris­sante con­férence de presse à Athènes, où il a annon­cé qu’il n’agirait pas en tant que directeur mais plutôt comme cura­teur, que le nom du Fes­ti­val deviendrait Athens and Epi­dau­rus Inter­na­tion­al Fes­ti­val, qu’il ne con­nais­sait rien de la scène artis­tique grecque, et que, par con­séquent, son pre­mier fes­ti­val serait essen­tielle­ment bel­go-belge et, surtout, que seul un quo­ta d’artistes grecs aurait accès au pro­gramme.

Le monde artis­tique grec s’est rassem­blé le 1er avril au Théâtre Sfendoni et a rédigé une let­tre deman­dant la démis­sion du Min­istre de la Cul­ture et déclarant Jan Fab­re per­sona non gra­ta. Le 2 avril, Jan Fab­re a quit­té ses fonc­tions par une brève déc­la­ra­tion écrite. Ce qui aurait pu être une mau­vaise plaisan­terie est devenu un épisode pénible pour la résiliente scène artis­tique grecque. Jan Fab­re lui-même a imputé sa déci­sion de démis­sion­ner au « milieu artis­tique hos­tile où je suis pour­tant arrivé avec un esprit et un coeur ouverts ». La sit­u­a­tion est-elle aus­si sim­ple que cela ?

Cher Jan Fab­re,

En tant que mem­bre de la com­mu­nauté artis­tique de Bel­gique, qui tra­vaille à l’international, je voudrais com­mencer cette let­tre en recon­nais­sant la grande estime que j’ai pour votre tra­vail artis­tique, que j’ai d’ailleurs eu l’opportunité de présen­ter, ain­si que pour les insti­tu­tions que vous avez fondées. C’est peut-être juste­ment parce que j’estime votre par­cours que je me suis sen­ti pour le moins décon­certé après la lec­ture de vos plans pour le Fes­ti­val d’Athènes. Avez-vous réelle­ment été sur­pris qu’ils n’aient pas été accueil­lis par une stand­ing ova­tion ? Pour le peu que je con­naisse du secteur artis­tique grec, l’hostilité n’est pas l’une de ses car­ac­téris­tiques naturelles. L’« Hos­til­ité » — c’est votre mot – est tou­jours une réac­tion à quelque chose. À quoi donc ?

NE VOYIEZ-VOUS PAS QUE VOUS MARCHIEZ SUR DES ŒUFS ?

Le 29 mars, vous présen­tiez votre pro­gramme à Athènes. Dans le dossier de presse remis pour l’occasion, vous écrivez que vous « espérez con­stru­ire des ponts et dévelop­per un dia­logue ». Je suis tout à fait pour, et j’espère que nous pou­vons com­mencer ce dia­logue dès main­tenant. Par « nous » je n’entends pas unique­ment vous et moi, mais « nous » en tant que com­mu­nauté inter­na­tionale d’artistes, de cura­teurs, de directeurs artis­tiques, de pro­duc­teurs, de chargés de rela­tions publiques, etc. C’est la rai­son pour laque­lle je partage publique­ment mon mes­sage. J’ai beau­coup de ques­tions à vous pos­er.

Pre­mière­ment, com­ment arrivez-vous à cumuler autant de fonc­tions ? Je con­sid­ère que je tra­vaille dur mais je serais inca­pable, simul­tané­ment, de pour­suiv­re une car­rière d’artiste inter­na­tion­al, de dévelop­per une com­pag­nie théâ­trale, un lieu, une mai­son de pro­duc­tion d’art visuel, et, en plus, d’accepter de con­cevoir la pro­gram­ma­tion d’un impor­tant fes­ti­val inter­na­tion­al pour les qua­tre prochaines années. Com­ment faites-vous ? Vous et Johan Simons devriez nous con­fi­er votre secret un jour. Plus sérieuse­ment, où auriez-vous trou­vé le temps de réin­ven­ter un fes­ti­val qui, pour utilis­er vos pro­pres mots « reflète le monde » ? Ne craig­niez-vous pas que votre con­cep­tion du Fes­ti­val d’Athènes reflète unique­ment votre pro­pre monde ? Ne pou­viez-vous pas imag­in­er que le manque de com­préhen­sion du con­texte grec vous revi­enne en pleine fig­ure, comme un boomerang ? Pourquoi avez-vous accep­té cette nom­i­na­tion alors que, claire­ment, la poli­tique cul­turelle grecque est en ce moment très con­fuse ? Ne com­pre­niez-vous pas que vous marchiez sur des œufs ?

Le Fes­ti­val d’Athènes était précédem­ment dirigé par Giour­gos Loukos. Il a été licen­cié en décem­bre après une enquête qui a mis en lumière une perte de plus de 2,7 mil­lions d’euros. Le fes­ti­val était-il refi­nancé et pou­vait-il se pré­val­oir aujourd’hui d’un bud­get en équili­bre ? Si oui, pourquoi de nom­breux artistes grecs sont-ils tou­jours en attente d’être payés pour leur con­tri­bu­tion au dernier fes­ti­val ? La Flan­dre par­tic­i­pait-elle finan­cière­ment au pro­gramme belge que vous proposiez ? C’est une ques­tion légitime puisque la majorité des artistes fla­mands voient leur sub­ven­tion se réduire année après année. Bref, vous voyez où je veux en venir, où l’argent de cette opéra­tion aurait-il été ponc­tion­né ? Vous avez dit, pen­dant la con­férence de presse de mar­di, que « l’argent ne compte pas tant ». Eh bien, pour beau­coup, il compte.

Beau­coup d’artistes grecs pro­duisent et présen­tent leur tra­vail à l’international. C’est grâce au Fes­ti­val d’Athènes et à d’autres fes­ti­vals et événe­ments grecs, que des artistes tels que le Blitz The­atre Group, Lenio Kak­lea, Argy­ro Chi­oti et Vasis­tas, Dim­itris Karantzas, Euripi­des Laskaridis, Iris Karayan, Pro­dro­mos Tsiniko­ris, Anestis Azas, Dim­itris Papa­ianou, pour n’en citer que quelques-uns, ont l’opportunité d’exporter leur tra­vail. Ne pensez-vous pas qu’en pro­posant un focus sur la Bel­gique pen­dant votre pre­mier fes­ti­val, c’est leur développe­ment et leurs dynamiques que vous auriez freiné ? N’avez-vous pas imag­iné qu’une grande par­tie des artistes grecs aurait été révoltée et effrayée par vos plans artis­tiques ? Com­ment voyez-vous votre respon­s­abil­ité vis-à-vis de la com­mu­nauté d’artistes locaux ? Com­ment avez-vous pu délaiss­er leur con­nais­sance de leur secteur et ne pas imag­in­er une réac­tion de leur part ?

La Grèce, une colonie belge ?

Je voudrais en arriv­er au cœur de ce qui me trou­ble le plus dans cette affaire : l’hommage à la Bel­gique. Com­prenez-moi, j’aime votre pays, j’ai choisi de m’y installer il y a 14 ans. Mais sérieuse­ment, est-ce qu’Athènes a besoin d’un « best of » d’artistes belges ? Ok, je sais que vous avez dit que vous n’avez pas eu beau­coup de temps pour pré­par­er le Fes­ti­val 2016. D’accord. Mais si la Bel­gique était un thème aus­si impor­tant pour vous, est-ce que cela n’aurait pas été plus exci­tant d’avoir une équipe grecque qui se penche sur notre Terre Sainte ? Com­ment ne pas imag­in­er que votre arrivée, accom­pa­g­née d’une arma­da de col­lab­o­ra­teurs belges, allait créer un malaise ?

Jan Fabre pendant sa conférence de presse à Athènes, le 29 mars 2016. Photo Nick Paleologos: SOOC.
Jan Fab­re pen­dant sa con­férence de presse à Athènes, le 29 mars 2016.
Pho­to Nick Pale­ol­o­gos : SOOC.

Pour être hon­nête, lors de votre présen­ta­tion à la presse, vous êtes apparu néo­colo­nial­iste et arro­gant. Vous avez men­tion­né l’équipe de foot belge comme exem­ple de diver­sité. C’est aus­si un sym­bole de nation­al­isme. En Bel­gique, la (super) diver­sité est un thème qui est traité par une série d’opérateurs cul­turels et soci­aux que vous auriez peut-être dû inviter à la table. J’ai du mal à com­pren­dre com­ment, une semaine après les attaques ter­ror­istes qui ont sec­oué Brux­elles, vous pou­viez par­ler de la société belge comme exem­ple d’ « hyper-diver­sité et de mul­ti-cul­tur­al­ité ». Notre pays n’a‑t-il pas été déchiré par trois jeunes qui ont choisi de mourir plutôt que d’embrasser l’ « esprit belge » ? Ne sont-ils pas un exem­ple de l’échec de la poli­tique d’immigration en Bel­gique et en Europe ? Pourquoi votre pro­gramme pour le fes­ti­val n’était-il pas lié au prob­lème de la migra­tion et à l’arrivée mas­sive de réfugiés ? N’était-ce pas là une mag­nifique oppor­tu­nité de col­la­bor­er avec la com­mu­nauté artis­tique en exil ? Ce sont des ques­tions qui n’auraient pas dû être mis­es de côté, parce qu’elle sont tout aus­si cru­ciales pour notre Bel­gique bien-aimée.

En con­clu­sion, je vous écris cette let­tre parce qu’en tant que mem­bre de la com­mu­nauté artis­tique, je suis inqui­et. Je crains de devoir expli­quer, une fois de plus, aux col­lègues et artistes inter­na­tionaux, que l’homme blanc occi­den­tal, un groupe auquel j’appartiens, est capa­ble de recon­naître ses priv­ilèges et de regarder le reste du monde en ayant con­science de sa respon­s­abil­ité. Je crains que les principes d’éthique, avec lesquels je développe, avec tant d’autres, des parte­nar­i­ats inter­na­tionaux, puis­sent être affec­tés par l’exemple d’une cul­ture colo­niale et impéri­al­iste que cette affaire met en lumière.

JE VOUS EN PRIE, NE BLÂMEZ PAS LES AUTRES APRÈS AVOIR MIS LE FEU AUX POUDRES.

Dans votre courte déc­la­ra­tion de démis­sion, vous écrivez que vous ne pou­vez plus tra­vailler en Grèce parce que vous ne pou­vez pas faire vos choix artis­tiques en toute lib­erté à cause d’un envi­ron­nement artis­tique hos­tile. Le comble ! Votre con­férence de presse a fait éclater ces sen­ti­ments hos­tiles. Votre plan artis­tique en a été l’ét­in­celle. Je vous en prie, ne blâmez pas les autres après avoir mis le feu aux poudres. Nous devons tous réfléchir à notre posi­tion priv­ilégiée de mem­bre de la com­mu­nauté artis­tique belge, qui est forte et bien soutenue par rap­port à d’autres. Et nous avons grande­ment besoin que vous, mem­bre fon­da­teur de cette com­mu­nauté, ral­liez les troupes.

Matthieu Goeury

 

- La lettre ouverte a été initialement publiée sur www.rektoverso.be, le site internet du magazine culturel belge rekto:verso.
- Sur Jan Fabre voir le numéro 85-86 d’Alternatives théâtrales, disponible en PDF.
Traduction de l’anglais par Laurence Van Goethem.
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Théâtre
Grèce
Jan Fabre
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Matthieu Goeury
Matthieu Goeury est un travailleur de l'art basé à Bruxelles, en Belgique. Il est producteur...Plus d'info
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