SYLVIE MARTIN-LAHMANI : Dans TU SUPPOSES UN COIN D’HERBE (création 2005) et dans RENDRE UNE VIE VIVABLE N’A RIEN D’UNE QUESTION VAINE (création 2007, Avignon), y a‑t-il une parole prépondérante : celle de l’intime ou celle du politique ?
Éléonore Weber : Répondre à cette question est impossible. L’intime est pris dans le politique et inversement. Dire que l’un ou l’autre prime, c’est aussi dire que ce sont deux choses distinctes, ce que je ne crois pas. D’ailleurs, une parole radicalement intime est-elle possible ? Le travail consiste à déjouer et à repérer ces endroits prétendument intimes et qui sont justement pris dans une norme, dans un modèle social. Cet exercice de lucidité me semble incontournable. Par ailleurs, dire « je » ou proposer une parole qu’on pourrait facilement associer à un « je », ce n’est pas forcément et seulement être dans le récit de soi. On confond trop souvent le « je » et le « moi ». C’est aussi faire le récit de la façon dont le dehors a imprégné le dedans. En réalité, à peine a‑t-on dit « je » qu’on est en danger de dépossession. C’est ce que je constate tout le temps lorsque je parle d’amour ou de sexualité par exemple. Peut-être une parole personnelle peut-elle exister si elle met au jour les zones de souffrance liée à cette dépossession et les lignes de front possibles.
S. M.-L.: Tout de même, dans TU SUPPOSES…, ton « je » est très présent. À un moment, il est question du fait que tu pleures à la place de ton père…
É. W. : On est bien d’accord : je demande à un homme de soixante ans qui s’est engagé toute sa vie dans des projets de transformation du monde ayant en grande partie échoué si cela le fait parfois pleurer. Il me répond que non. Alors je lui demande s’il pense que je pleure à sa place. Et il me demande à son tour si je pleure à sa place parce que je suis sa fille ou si je pleure à sa place parce que j’appartiens à la génération qui est venue après. À quel titre est-ce que je pleure en fait ? Évidemment que je ne pleure pas seulement sur lui, sur moi ou sur notre relation. À ce moment de l’échange, je n’ai pas le sentiment qu’il s’agit seulement de l’intimité d’un rapport père-fille, et c’est pourtant dans cet espace-là que je nous expose.