Écrire au présent. Un récit intime à trente voix

Entretien
Théâtre

Écrire au présent. Un récit intime à trente voix

Entretien avec Ariane Mnouchkine (avril 2007)

Le 15 Juil 2007
Nicolas Sotnikiff, Sava Lolov, Vincent Mangado dans TAMBOURS SUR LA DIGUE de Hélène Cixous, mise en scène Ariane Mnouchkine, Cartoucherie Théâtre du Soleil, Paris, 1999. Photo Brigitte Enguerand.
Nicolas Sotnikiff, Sava Lolov, Vincent Mangado dans TAMBOURS SUR LA DIGUE de Hélène Cixous, mise en scène Ariane Mnouchkine, Cartoucherie Théâtre du Soleil, Paris, 1999. Photo Brigitte Enguerand.

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Nicolas Sotnikiff, Sava Lolov, Vincent Mangado dans TAMBOURS SUR LA DIGUE de Hélène Cixous, mise en scène Ariane Mnouchkine, Cartoucherie Théâtre du Soleil, Paris, 1999. Photo Brigitte Enguerand.
Nicolas Sotnikiff, Sava Lolov, Vincent Mangado dans TAMBOURS SUR LA DIGUE de Hélène Cixous, mise en scène Ariane Mnouchkine, Cartoucherie Théâtre du Soleil, Paris, 1999. Photo Brigitte Enguerand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

BÉATRICE Picon-Vallin : Quand on regarde le par­cours du Théâtre du Soleil du point de vue du choix et du tra­vail sur le texte, on est frap­pé à la fois par la diver­sité et la cohérence du par­cours – pièces con­tem­po­raines, grands textes clas­siques, adap­ta­tion, auteur asso­cié, créa­tions col­lec­tives, avec des cycles, des retours en arrière impli­quant un enrichisse­ment et un développe­ment de l’approche du texte de théâtre. Dans cette quête d’un théâtre au présent absolu, dont les créa­teurs scéniques pour­raient être aus­si les auteurs, la recherche d’un nou­v­el auteur col­lec­tif paraît être une ligne de force. « Nous voulons inven­ter nos spec­ta­cles », dis­ais-tu au temps de L’ÂGE D’OR. Com­ment vois-tu aujourd’hui l’évolution de ta rela­tion aux textes de théâtre que monte le Théâtre du Soleil ?

Ari­ane Mnouchkine : Je ne l’analyse pas, je me rends compte que je n’ai pas le temps de la con­sid­ér­er, j’avance tou­jours sans avoir le temps de faire des bilans. Mes choix sont instinc­tifs, immé­di­ats… Je crois que je suis cer­taine­ment la moins intel­lectuelle de tous tes sujets d’études… Je n’ai pas de plan, je sens ce dont j’ai besoin à tel ou tel moment. Je sens par exem­ple que je n’ai pas envie, que je n’ai plus envie de mon­ter Shake­speare, peut-être parce que j’ai envie d’un auteur « moins impéri­al­iste ». Je con­tin­ue de penser que c’est le plus dis­tant qui nous éclaire sur notre monde, mais si je con­sid­ère qu’avec les pièces de Tchekhov, on entre
dans une sorte de « con­cours de met­teurs en scène », je ne pense pas cela de celles de Shake­speare. En même temps, il faut que le rap­port aux clas­siques soit le plus con­tem­po­rain pos­si­ble. TARTUFFE, c’était vrai­ment, totale­ment con­tem­po­rain. Mais à part cer­tains de ses per­son­nages, en ce moment, Shake­speare est-il vrai­ment con­tem­po­rain ? Pour l’instant, même si je n’ai pas envie de mon­ter une pièce entière de lui, il n’empêche : il nous aide tou­jours. Quand on tra­vaille Shake­speare, on doit faire de l’exercice, avec les comé­di­ens, ne serait-ce que trois ou qua­tre jours, pour se remet­tre un peu en jambes – quand on patauge. Aux moments dif­fi­ciles des ÉPHÉMÈRES, on se pre­nait quelques clas­siques, on se cal­mait et on allait à l’école ! C’est vrai, dès que tu as un clas­sique, tu as les « bancs de l’école », c’est-à-dire qu’il existe une sorte de dis­ci­pline, de corset, qui fait que tout d’un coup la lib­erté peut revenir. Car lorsqu’on est com­plète­ment sans filet, sus­pendu dans l’air, avec un fil aus­si frag­ile que celui d’une toile d’araignée, il y a des moments où l’on n’a plus aucune lib­erté du tout. Le tra­vail sur des extraits de pièces clas­siques nous a per­mis de la retrou­ver.

B. P.-V. : Dans ce recours aux clas­siques au cours du proces­sus de créa­tion col­lec­tive des ÉPHÉMÈRES, il n’y avait pas seule­ment Shakespaeare, mais aus­si Tchekhov ?

A. M. : Oui. Mais pour moi, Tchekhov est en soi son pro­pre théâtre. Je ne crois pas à une soi-dis­ant relec­ture de Tchekhov, alors qu’on peut avoir plusieurs visions de Shake­speare. Les dif­férentes lec­tures de Tchekhov sont pour moi fatiguantes. En général, quand on dit que c’est intéres­sant, c’est parce que ce n’est pas intéres­sant et pas émou­vant. « C’est intéres­sant ! » veut sou­vent dire : « Tiens, voilà quelqu’un qui s’est dérobé devant l’obstacle ! » Je pense que les choses qui nous touchent nous vien­nent de ceux qui sont droits, qui affron­tent l’obstacle, droits ! Sans con­tourn­er, sans lou­voy­er ! Sans nous envoûter ! Il y a les chefs‑d’œuvre, puis il y a des gens qui veu­lent épa­ter, mais est-ce que le théâtre de LA MOUETTE, tu le mets devant, der­rière, est-ce que tu te tournes comme ci ou comme ça, est-ce que le ciel, le lac, est der­rière ou devant toi ? Il faut surtout essay­er que les spec­ta­teurs voient leur ciel, leur lac…

B. P.-V. : Il me sem­ble tout de même qu’aujourd’hui, tu es plus proche de Tchekhov que tu ne l’as été pen­dant très longtemps ?

A. M. : Quand je vois LES ÉPHÉMÈRES, je me dis qu’il y a des moments qui sont, entre guillemets, tchekhoviens ! Mais com­ment en est-on arrivé là ? Je ne sais pas très bien au fond…

B. P.-V. : Il ne te viendrait pas à l’esprit, aujourd’hui, de mon­ter une pièce de Tchekhov ?

A. M. : Non ! Mais ça peut chang­er dans six mois ! Mais pour l’instant, non !

B. P.-V. : Est-ce qu’en faisant LES ÉPHÉMÈRES, tu n’as jamais pen­sé que vous étiez plus prêts qu’autrefois pour mon­ter du Tchekhov ?

A. M. : Non. Mais on n’est jamais prêt, quand on com­mence un spec­ta­cle comme LES ÉPHÉMÈRES, ou… LE ROI LEAR. On n’est pas prêt !

B. P.-V. : On est seule­ment prêt à la recherche ? A. M. : Oui. Il y a une néces­sité, pour laque­lle on n’est pas prêt ! Moi, je ne suis pas prête, jamais.

B. P.-V. : Donc tu fais une dif­férence entre la néces­sité intime de mon­ter une œuvre et le fait d’être prêt à la mon­ter ?

A. M. : Exacte­ment ! Je me rends compte d’ailleurs que mon intérêt, mon engage­ment dans les élec­tions de 2007 est lié à cela. Je dirais que Ségolène Roy­al m’intéresse surtout parce qu’elle ne pré­tend pas être prête. Elle l’a dit dix fois : « Je n’ai pas réponse à tout ! » Elle est prête à la recherche, je dirais, de ce qu’est vrai­ment la démoc­ra­tie. Qu’est-ce que c’est que d’écouter les citoyens ? Qu’est-ce que c’est que d’essayer de tir­er le meilleur d’eux-mêmes ? Et elle m’intéresse à cause de ça ! Ceux qui se croient prêts sont plutôt du côté de l’artisanat. Il y a des gens qui savent faire, parce qu’au fond ils véhicu­lent, ils trans­met­tent un savoir – un notaire, un cor­don­nier, trans­met­tent un savoir, et sont donc prêts, ils savent… et c’est mag­nifique ! Mais juste­ment, ce n’est pas de l’art…

B. P.-V. : Si on en revient au par­cours du Soleil, il me sem­ble que tu as cher­ché à faire en sorte que les acteurs et toi-même vous puissiez devenir auteur, auteur de théâtre – pas seule­ment du spec­ta­cle, mais du texte même de ce spec­ta­cle… Est-ce que tu con­sid­ères que vous y êtes arrivés ?

A. M. : Avec LES ÉPHÉMÈRES, je pense que oui. Je dirais : « Pas for­cé­ment avant ! » Avec LES ÉPHÉMÈRES, les acteurs sont arrivés à cela, il nous est arrivé une cer­taine forme d’écriture théâ­trale, et quand je par­le d’écriture, je ne par­le pas de l’écriture des mots, évidem­ment ! Avec L’ÂGE D’OR, on était trop petits, trop jeunes ! On s’accro- chait aux masques comme à une bouée, qui à la fois nous sauvait, et nous entra­vait. Une cer­taine écri­t­ure théâ­trale s’est donc avérée être pos­si­ble avec LES ÉPHÉMÈRES, après beau­coup d’obstacles sur­mon­tés. La réponse n’est pas : « Nous sommes un auteur de théâtre comme Shake­speare, ou Hélène Cixous. » Non, c’est un ouvrage ! Et ce n’est pas moins intéres­sant, parce que si on ne se fonde pas sur le texte, on se fonde sur le théâtre…

B. P.-V. : C’est un reproche qui a sou­vent été fait au Soleil, par exem­ple pour ET SOUDAIN DES NUITS D’ÉVEIL, où la cri­tique trou­vait le texte faible. Mais le texte d’Hélène Cixous n’était écrit que pour vous, pour être accom­pa­g­né du jeu, de la musique, etc., et pour ne pas se suf­fire à lui-même, donc pas pour être jugé en soi.

A. M. : Oui, et de plus, le texte n’était pas entiè- rement d’Hélène, mais « en har­monie » avec le Soleil ; elle avait essayé, puis il s’était passé ce qui s’est passé pas mal de fois, il était resté quelques scènes.

B. P.-V. : On n’entend pas ce type de cri­tique à l’égard du « texte » pour LES ÉPHÉMÈRES. Com­ment peux- tu définir la dif­férence entre la créa­tion col­lec­tive telle que tu l’envisageais au moment de 1789, de L’ÂGE D’OR, et celle que vous pra­tiquez main­tenant ?

A. M. : Au moment de 1789, on était dans un monde com­plète­ment allé­gorique, c’était presque de l’ordre du tableau vivant. Main­tenant, je ne peux plus revoir le film du spec­ta­cle, telle­ment je trou­ve que c’est mal joué ! Mais en même temps, cela fai­sait par­tie de la grâce de ce spec­ta­cle, ce jeu aux pom­mettes très rouges, aux nez rouges, ce jeu de bateleur ! Avec L’ÂGE D’OR, nous n’avons pas été assez loin, même avec les masques qui per­met- taient tout en principe. C’était le début d’un chemin ; au fond nous sommes très obstinés, sans le savoir ; je suis très obstinée…

B. P.-V. : À con­duire tes acteurs et à creuser un même sil­lon ?

A. M. : Je ne m’en rends pas compte moi-même : j’ai l’impression qu’à chaque spec­ta­cle, on est tou­jours sur un chemin nou­veau, et finale­ment je com­prends que ce chemin nou­veau est en fait la con­tin­u­a­tion du même chemin.

B. P.-V. : Après L’ÂGE D’OR, tu dis­ais déjà (je te cite ) : « Nous avons des auteurs ! Nous sommes tous des auteurs ! Un comé­di­en qui impro­vise est un auteur ! ». Com­ment a évolué l’improvisation, entre 1789, L’ÂGE D’OR jusqu’aux ÉPHÉMÈRES ?

A. M. : Ce qui a changé, c’est surtout l’arrivée de la caméra vidéo : tout d’un coup, on pou­vait garder l’improvisation et la revoir… Et ça, c’est énorme ! C’est un des cas où un instru­ment trans­forme un art !

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Béatrice Picon-Vallin
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite CNRS (Thalim).Plus d'info
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