LE SILENCE DES COMMUNISTES

Entretien
Théâtre

LE SILENCE DES COMMUNISTES

Dialogue entre Jean-Pierre Vincent et Jack Ralite

Le 24 Juil 2007
Nonno Giglio, un premier mai à Turin.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

IL EXISTE dif­férentes espèces de silences : « Il est un silence pru­dent, et un silence arti­fi­cieux. Un silence com­plaisant, et un silence moqueur. Un silence spir­ituel, et un silence stu­pide. Un silence d’approbation, et un silence de mépris. Un silence de poli­tique. » C’est ain­si que, dès la fin du XVI­I­Ie siè­cle, l’Abbé Dinouart réper­to­ri­ait dans L’ART DE SE TAIRE1 les dif­férentes fonc­tions du silence. Dans LE SILENCE DES COMMUNISTES2, échange épis­to­laire entre Vit­to­rio Foa, Miri­am Mafai et Alfre­do Reich­lin, il s’agit au con­traire de met­tre fin à ce mutisme. Jean-Pierre Vin­cent, l’homme de théâtre, a choisi de met­tre en espace les paroles de ces trois amis. Jack Ralite, l’homme poli­tique, réflé­chit avec lui au silence du Par­ti com­mu­niste, en France et en Ital­ie. Dia­logue entre les deux hommes sur la valeur du silence… et sur les valeurs de gauche dont il est ques­tion ici.

Jean-Pierre Vin­cent : LE SILENCE DES COMMUNISTES, c’est une suite de let­tres que s’adressent trois amis au soir de leur vie : Vit­to­rio Foa, mil­i­tant de gauche, syn­di­cal­iste, pose une série de ques­tions à Miri­am Mafai et Alfre­do Reich­lin à pro­pos de la « dis­pari­tion » du PCI et de ses suites. Je ne con­nais pas per­son­nelle­ment ces per­son­nes. J’avais vu à Turin le beau spec­ta­cle que Luca Ron­coni en avait tiré. En ren­trant à Paris, j’ai com­mencé à traduire le texte aus­sitôt. Je voy­age dedans depuis un an, et j’ai le sen­ti­ment d’avoir une idée de ces trois per­son­nes, sans les con­naître. Au début, cela appa­raît plutôt comme un mag­ma de paroles ; ils par­lent plus ou moins de la même façon et des mêmes sujets. Or, ils ont des préoc­cu­pa­tions dif­férentes et des manières per­son­nelles de voy­ager dans la pen­sée.

Pour le texte d’Alfredo Reich­lin, mon ordi­na­teur m’arrêtait sou­vent : « Phrase de 98 mots, est-ce nor­mal ? ». L’acteur de Ron­coni avait des pen­sées en rafale, comme un esprit qui pense trop vite. Miri­am Mafai racon­te de cour­tes his­toires. Foa reste très angois­sé sur ses ques­tions…

On finit donc par les con­naître, en tra­vail­lant le théâtre. Mais cela ne m’intéresse pas spé­ciale­ment de les con­naître physique­ment. J’essaie de con­naître les gens par le texte qu’ils ont émis. Ce qui me paraît impor­tant, c’est que Foa, Mafai et Reich­lin devi­en­nent « Vit­to­rio, Miri­am et Alfre­do ». Ce tutoiement de soli­tudes s’adresse aus­si à nos pen­sées muettes, sur
le mode intime.

Jack Ralite : Je suis heureux de l’initiative de Jean-Pierre Vin­cent. On ne dis­cute pas assez des ques­tions soulevées dans LE SILENCE DES COMMUNISTES. Pas seule­ment chez les com­mu­nistes, mais aus­si chez les autres. La sit­u­a­tion du com­mu­nisme est mar­quée par la chute du Mur de Berlin, et les pier­res de ce Mur con­tin­u­ent de tomber sur les com­mu­nistes, mais égale­ment sur les social­istes, et d’une cer­taine manière sur toute la société. On ne peut pas avoir eu un rêve pen­dant un siè­cle, et du jour où le Mur qu’avait osé con­stru­ire ce rêve tombe, avoir aus­sitôt tout digéré ! Je trou­ve que c’est un grand acte de la part de Ron­coni d’avoir présen­té LE SILENCE DES COMMUNISTES pen­dant les J.O. de Turin. C’est un grand acte poli­tique de théâtre de la pen­sée.

J.- P. V. : Il est vrai qu’à Turin, les spec­ta­teurs ital­iens réfléchis­saient en écoutant. Et l’expérience, même brève, que j’ai faite en français à La Mous­son d’Été ( à Pont-à-Mous­son ), m’a racon­té la même chose. Il y avait là une inten­sité par­ti­c­ulière de l’écoute et d’étonnantes man­i­fes­ta­tions d’émotion à la fin : une émo­tion poli­tique, comme si ces trois Ital­iens dis­aient tout haut des pen­sées poli­tiques qui n’ont pas de lieu pour se dire, sauf dans le silence. Il faut que chaque per­son­ne dans le pub­lic se sente la seule des­ti­nataire de ce théâtre intérieur-là, de ce théâtre en deçà du théâtre pour mieux par­ler du monde.

J. R. : Oui, c’est une forme de théâtre réflexif, un acte de haute portée citoyenne, poli­tique et humaine, un acte de haute mer. Ron­coni nous avait déjà famil­iarisé avec ce type de théâtre en met­tant en scène INFINITIVE et LE CANDÉLABRE. Cela me fait penser au « théâtre d’idées » d’Antoine Vitez, pas un théâtre à thès­es comme Sartre ou Camus, un théâtre qui fait « par­ler les idées comme des êtres humains, comme si elles avaient un corps ».

J.- P. V. : Les trois per­son­nes qui s’expriment dans LE SILENCE… ne sont pas seule­ment des com­men­ta­teurs du monde. Ce sont des gens engagés, qui ont voué leur vie à quelque chose, qui ont eu les pieds et le cœur et les poumons dans ces ques­tions-là, pen­dant des décen­nies. À par­tir du moment où une rup­ture claire a eu lieu, le fameux « virage d’Ochetto »3, ils ont été libérés. L’utopie en eux con­tin­ue à les ren­dre intel­li­gents, mais ils ne sont plus paralysés par la des­tinée poli­tique du par­ti. C’est ce que j’essaie de con­stituer comme le mou­ve­ment de mon spec­ta­cle : le fait que ça part de l’histoire du PCI, et que ça file vers aujourd’hui, et que ça nous arrive, et qu’ils se met­tent à par­ler de nous, alors qu’on les pen­sait morts ! Ils n’existent plus en tant que per­son­nes, mais ils con­tin­u­ent à penser à nous. En fait, tu par­lais de la chute du Mur tout à l’heure, mais je pense qu’au moment où il est tombé, il n’y avait déjà plus rien dessous depuis un bon moment… Toute la RDA regar­dait déjà la télévi­sion de RFA, et quel que soit ce qui leur appa­rais­sait claire­ment de l’avenir (le chô­mage, les ava­nies du cap­i­tal­isme, etc.), ils préféraient ça. Le Mur était déjà en verre.

J. R. : C’est juste. Ce Mur a été fait pour empêch­er la com­mu­ni­ca­tion. Ceci dit, avec tous les mes­sages que les gens ont lais­sé dessus, comme les tags, il était devenu un mur de com­mu­ni­ca­tion… Mais c’était tout de même un mur et ils ont bien fait de le détru­ire. J’étais d’ailleurs à Berlin-Est à cette péri­ode avec une délé­ga­tion des États généraux de la Cul­ture. Le jour où le Mur reçut les pre­miers coups, nous étions à son pied dans un quarti­er côté RDA. Et la pre­mière con­ver­sa­tion que j’ai enten­due me paraît tou­jours aus­si incroy­able. Deux femmes, qui habitaient dans une même cité, coupée par le Mur, se sont mis­es à par­ler avec une grande vol­u­bil­ité. Elles se sont notam­ment demandé : « Et votre loy­er, c’est com­bi­en ? ». Celle qui habitait en RDA payait très peu et si je me sou­viens bien, l’autre qui habitait en RFA payait qua­tre fois plus pour le même apparte­ment. Par la suite, les femmes de l’ex-RDA ont beau­coup « trin­qué ». Il y a eu de nom­breux sui­cides féminins en ex-Alle­magne de l’Est, et il ne faut pas l’oublier !

J.- P. V. : Bien sûr, le tra­vail de mémoire est essen­tiel. Quand j’ai traduit ce texte, je me suis demandé – quelle que soit l’amitié que je puisse avoir pour tel ou tel com­mu­niste français, moi qui ne l’ai jamais été – « qui en France par­mi eux pour­rait écrire un texte de cette nature ? ». Je crois que l’organisation de pen­sée d’un com­mu­niste français est très dif­férente de celle d’un com­mu­niste ital­ien. Le PCI n’existe plus, ce qui libère non seule­ment un silence mais aus­si des pen­sées et une parole. Le PCF, sur le papi­er, existe encore. On ne peut donc pas s’appuyer sur sa dis­pari­tion pour penser : donc on ne peut pas penser ! On bouche les trous, on met des rustines, on compte sur les munic­i­pales pour com­penser la cat­a­stro­phe nationale. Le PCF s’est ingénié à se vider de ceux qui pen­saient à côté de la ligne, et même mon ami Ralite est un soli­taire au sein de son par­ti. Moi je peux le dire, pas lui.

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Jack Ralite
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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