IL EXISTE différentes espèces de silences : « Il est un silence prudent, et un silence artificieux. Un silence complaisant, et un silence moqueur. Un silence spirituel, et un silence stupide. Un silence d’approbation, et un silence de mépris. Un silence de politique. » C’est ainsi que, dès la fin du XVIIIe siècle, l’Abbé Dinouart répertoriait dans L’ART DE SE TAIRE1 les différentes fonctions du silence. Dans LE SILENCE DES COMMUNISTES2, échange épistolaire entre Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin, il s’agit au contraire de mettre fin à ce mutisme. Jean-Pierre Vincent, l’homme de théâtre, a choisi de mettre en espace les paroles de ces trois amis. Jack Ralite, l’homme politique, réfléchit avec lui au silence du Parti communiste, en France et en Italie. Dialogue entre les deux hommes sur la valeur du silence… et sur les valeurs de gauche dont il est question ici.
Jean-Pierre Vincent : LE SILENCE DES COMMUNISTES, c’est une suite de lettres que s’adressent trois amis au soir de leur vie : Vittorio Foa, militant de gauche, syndicaliste, pose une série de questions à Miriam Mafai et Alfredo Reichlin à propos de la « disparition » du PCI et de ses suites. Je ne connais pas personnellement ces personnes. J’avais vu à Turin le beau spectacle que Luca Ronconi en avait tiré. En rentrant à Paris, j’ai commencé à traduire le texte aussitôt. Je voyage dedans depuis un an, et j’ai le sentiment d’avoir une idée de ces trois personnes, sans les connaître. Au début, cela apparaît plutôt comme un magma de paroles ; ils parlent plus ou moins de la même façon et des mêmes sujets. Or, ils ont des préoccupations différentes et des manières personnelles de voyager dans la pensée.
Pour le texte d’Alfredo Reichlin, mon ordinateur m’arrêtait souvent : « Phrase de 98 mots, est-ce normal ? ». L’acteur de Ronconi avait des pensées en rafale, comme un esprit qui pense trop vite. Miriam Mafai raconte de courtes histoires. Foa reste très angoissé sur ses questions…
On finit donc par les connaître, en travaillant le théâtre. Mais cela ne m’intéresse pas spécialement de les connaître physiquement. J’essaie de connaître les gens par le texte qu’ils ont émis. Ce qui me paraît important, c’est que Foa, Mafai et Reichlin deviennent « Vittorio, Miriam et Alfredo ». Ce tutoiement de solitudes s’adresse aussi à nos pensées muettes, sur
le mode intime.
Jack Ralite : Je suis heureux de l’initiative de Jean-Pierre Vincent. On ne discute pas assez des questions soulevées dans LE SILENCE DES COMMUNISTES. Pas seulement chez les communistes, mais aussi chez les autres. La situation du communisme est marquée par la chute du Mur de Berlin, et les pierres de ce Mur continuent de tomber sur les communistes, mais également sur les socialistes, et d’une certaine manière sur toute la société. On ne peut pas avoir eu un rêve pendant un siècle, et du jour où le Mur qu’avait osé construire ce rêve tombe, avoir aussitôt tout digéré ! Je trouve que c’est un grand acte de la part de Ronconi d’avoir présenté LE SILENCE DES COMMUNISTES pendant les J.O. de Turin. C’est un grand acte politique de théâtre de la pensée.
J.- P. V. : Il est vrai qu’à Turin, les spectateurs italiens réfléchissaient en écoutant. Et l’expérience, même brève, que j’ai faite en français à La Mousson d’Été ( à Pont-à-Mousson ), m’a raconté la même chose. Il y avait là une intensité particulière de l’écoute et d’étonnantes manifestations d’émotion à la fin : une émotion politique, comme si ces trois Italiens disaient tout haut des pensées politiques qui n’ont pas de lieu pour se dire, sauf dans le silence. Il faut que chaque personne dans le public se sente la seule destinataire de ce théâtre intérieur-là, de ce théâtre en deçà du théâtre pour mieux parler du monde.
J. R. : Oui, c’est une forme de théâtre réflexif, un acte de haute portée citoyenne, politique et humaine, un acte de haute mer. Ronconi nous avait déjà familiarisé avec ce type de théâtre en mettant en scène INFINITIVE et LE CANDÉLABRE. Cela me fait penser au « théâtre d’idées » d’Antoine Vitez, pas un théâtre à thèses comme Sartre ou Camus, un théâtre qui fait « parler les idées comme des êtres humains, comme si elles avaient un corps ».
J.- P. V. : Les trois personnes qui s’expriment dans LE SILENCE… ne sont pas seulement des commentateurs du monde. Ce sont des gens engagés, qui ont voué leur vie à quelque chose, qui ont eu les pieds et le cœur et les poumons dans ces questions-là, pendant des décennies. À partir du moment où une rupture claire a eu lieu, le fameux « virage d’Ochetto »3, ils ont été libérés. L’utopie en eux continue à les rendre intelligents, mais ils ne sont plus paralysés par la destinée politique du parti. C’est ce que j’essaie de constituer comme le mouvement de mon spectacle : le fait que ça part de l’histoire du PCI, et que ça file vers aujourd’hui, et que ça nous arrive, et qu’ils se mettent à parler de nous, alors qu’on les pensait morts ! Ils n’existent plus en tant que personnes, mais ils continuent à penser à nous. En fait, tu parlais de la chute du Mur tout à l’heure, mais je pense qu’au moment où il est tombé, il n’y avait déjà plus rien dessous depuis un bon moment… Toute la RDA regardait déjà la télévision de RFA, et quel que soit ce qui leur apparaissait clairement de l’avenir (le chômage, les avanies du capitalisme, etc.), ils préféraient ça. Le Mur était déjà en verre.
J. R. : C’est juste. Ce Mur a été fait pour empêcher la communication. Ceci dit, avec tous les messages que les gens ont laissé dessus, comme les tags, il était devenu un mur de communication… Mais c’était tout de même un mur et ils ont bien fait de le détruire. J’étais d’ailleurs à Berlin-Est à cette période avec une délégation des États généraux de la Culture. Le jour où le Mur reçut les premiers coups, nous étions à son pied dans un quartier côté RDA. Et la première conversation que j’ai entendue me paraît toujours aussi incroyable. Deux femmes, qui habitaient dans une même cité, coupée par le Mur, se sont mises à parler avec une grande volubilité. Elles se sont notamment demandé : « Et votre loyer, c’est combien ? ». Celle qui habitait en RDA payait très peu et si je me souviens bien, l’autre qui habitait en RFA payait quatre fois plus pour le même appartement. Par la suite, les femmes de l’ex-RDA ont beaucoup « trinqué ». Il y a eu de nombreux suicides féminins en ex-Allemagne de l’Est, et il ne faut pas l’oublier !
J.- P. V. : Bien sûr, le travail de mémoire est essentiel. Quand j’ai traduit ce texte, je me suis demandé – quelle que soit l’amitié que je puisse avoir pour tel ou tel communiste français, moi qui ne l’ai jamais été – « qui en France parmi eux pourrait écrire un texte de cette nature ? ». Je crois que l’organisation de pensée d’un communiste français est très différente de celle d’un communiste italien. Le PCI n’existe plus, ce qui libère non seulement un silence mais aussi des pensées et une parole. Le PCF, sur le papier, existe encore. On ne peut donc pas s’appuyer sur sa disparition pour penser : donc on ne peut pas penser ! On bouche les trous, on met des rustines, on compte sur les municipales pour compenser la catastrophe nationale. Le PCF s’est ingénié à se vider de ceux qui pensaient à côté de la ligne, et même mon ami Ralite est un solitaire au sein de son parti. Moi je peux le dire, pas lui.