Un théâtre décentré. Sept remarques sur le théâtre de Frédéric Fisbach

Opéra
Théâtre
Portrait

Un théâtre décentré. Sept remarques sur le théâtre de Frédéric Fisbach

Le 29 Juil 2007
Yoshi Sako, XXXXX et Reina Kakudate dans GENS DE SÉOUL de Oriza Hirata, mise en scène. Frédéric Fisbach, Festival d’Avignon, 2006. Photo Pascal Gely, Agence Bernand.
Yoshi Sako, XXXXX et Reina Kakudate dans GENS DE SÉOUL de Oriza Hirata, mise en scène. Frédéric Fisbach, Festival d’Avignon, 2006. Photo Pascal Gely, Agence Bernand.

A

rticle réservé aux abonné.es
Yoshi Sako, XXXXX et Reina Kakudate dans GENS DE SÉOUL de Oriza Hirata, mise en scène. Frédéric Fisbach, Festival d’Avignon, 2006. Photo Pascal Gely, Agence Bernand.
Yoshi Sako, XXXXX et Reina Kakudate dans GENS DE SÉOUL de Oriza Hirata, mise en scène. Frédéric Fisbach, Festival d’Avignon, 2006. Photo Pascal Gely, Agence Bernand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

1.

EN 1999, L’ÎLE DES MORTS de Strind­berg et LE GARDIEN DE TOMBEAU de Kaf­ka, que Frédéric Fis­bach avait asso­ciés en un mon­tage qui insérait la sec­onde pièce à l’intérieur de la pre­mière, offrait la suc­ces­sion de deux modes de théâ­tral­ité bien dif­férents. L’ÎLE DES MORTS, qui ouvrait le spec­ta­cle, recourait à des jeux rudi­men­taires d’ombres et de pro­jec­tions sur un rideau tiré à l’avant-scène, devant lequel était ensuite joué, face pub­lic, le dia­logue entre Assir (Frédéric Fis­bach), nou­v­el arrivant au roy­aume des morts, et le Pro­fesseur (Mar­garet Zenou) qui l’interrogeait pour lui faire recon­sid­ér­er sa vie. Sa représen­ta­tion instau­rait avec le spec­ta­teur un rap­port de prox­im­ité et de frontal­ité, le plus sim­ple qui soit, dans lequel les fréquents regards de con­nivence du Pro­fesseur au pub­lic venaient con­firmer une adresse directe et osten­si­ble. La représen­ta­tion du GARDIEN DE TOMBEAU, par con­tre, se reti­rait ensuite sur la scène, séparée par un cadre de fenêtre sus­pendu dans le vide (der­rière lequel Assir se cachait pour assis­ter à cette sec­onde pièce, cen­sée lui être représen­tée), et s’avérait régie par un cer­tain nom­bre de codes par­ti­c­uliers (dic­tion, chevauche­ment des fins et débuts de répliques, regards…). Elle baig­nait, du fait de ces effets et d’autres – sonores, lumineux… tous de fac­ture sim­ple, cepen­dant – dans une « inquié­tante étrangeté », celle du monde fan­tas­tique posé par la pièce de Kaf­ka, monde dont les lois non « naturelles » sem­blaient bien échap­per à notre appréhen­sion. Se suc­cé­daient ain­si une représen­ta­tion plus ou moins « de bric et de broc » dans un rap­port d’adresse frontale au pub­lic, et une représen­ta­tion forte­ment for­mal­isée qui sem­blait comme se retir­er en elle-même pour dévelop­per sa cohérence pro­pre, son autonomie, son intégrité, et oblig­eait alors le spec­ta­teur à réin­ve­stir autrement sa rela­tion au spec­ta­cle. D’une cer­taine manière, cette suc­ces­sion témoignait d’une dual­ité qui est tou­jours à l’œuvre dans l’esthétique scénique de Fis­bach : cette esthé­tique oscille en effet entre la sim­plic­ité d’une théâ­tral­ité min­i­male et affichée, celle d’une adresse et d’un lud­isme osten­si­bles, et l’élaboration de dis­posi­tifs formels rigoureuse­ment réglés, étab­lis­sant leurs pro­pres logiques internes avec lesquelles le spec­ta­teur est alors amené à se famil­iaris­er pro­gres­si- vement. Deux modes de théâ­tral­ité qui ne s’opposent pas chez Fis­bach, mais se com­plè­tent et jouent ensem­ble pour con­stru­ire le rap­port de l’œuvre à son spec­ta­teur.

2.

À la base de cette alliance entre ces deux pôles, chez Fis­bach, il y a avant tout la langue, l’écriture. En cela, le met­teur en scène pro­longe d’ailleurs, tout en le déplaçant, le tra­vail d’acteur qui avait pu être le sien dans les spec­ta­cles de Stanis­las Nordey. La mise en scène part de l’écriture, elle est en pre­mier lieu une invi­ta­tion à tra­vers­er la langue pro­pre à un auteur, et Fis­bach se plaît à abor­der le texte comme une par­ti­tion, comme une forme sin­gulière dans laque­lle l’ensemble des inter­prètes doivent se gliss­er avec rigueur pour la trans­met­tre – l’adresser – au spec­ta­teur. Il peut d’ailleurs arriv­er que, dis­crète­ment, la présence du livre-par­ti­tion vienne s’inscrire sur la scène, comme c’était le cas à la fin de L’ANNONCE FAITE À MARIE (la chanteuse, regar­dant le pub­lic, livre en main et sourire aux lèvres) ou, plus récem­ment, dans la deux­ième par­tie des PARAVENTS, lorsque les vocif­éra­teurs se retrou­vaient sur la scène ; ou encore, comme c’était le cas dans une séquence de L’ILLUSION COMIQUE, quand une par­tie du texte était pro­jetée en fond de scène. Avant même d’être dif­frac­té en voix de per­son­nages, c’est le texte comme poème glob­al qui est pre­mier : il était ain­si tout naturel que BÉRÉNICE s’ouvre par la prise en charge chorale (enreg­istrée et dif­fusée sur un petit lecteur audio placé aux pre­miers rangs) des pre­miers vers du texte de Racine. Et c’est l’écriture, avant tout, qui dicte et pro­duit la forme : comme plus tard, entre autres, TOKYO NOTES, BÉRÉNICE, ou encore, en japon­ais, GENS DE SÉOUL, la mise en scène de L’ANNONCE, acte ini­tial, en témoignait exem­plai- rement, dans son traite­ment du ver­set claudélien comme unité de souf­fle plus que de sens, et avec l’instauration de codes de dic­tion très stricts (diérès­es, pronon­ci­a­tion des « e » muets, absence de liaisons…) des­tinés à le faire enten­dre dans toute la matéri­al­ité de son écri­t­ure. Et c’est à tra­vers le par­cours émo­tif con­stru­it par ce qui peut paraître dans un pre­mier temps comme une mise à dis­tance de l’écriture – une exhi­bi­tion de sa forme – que s’établit alors un rap­port sen­si­ble à celle-ci.

Mais ce tra­vail de l’écriture ne serait pas sen­si­ble, juste­ment, s’il ne se jouait pas dans le pas­sage de cette parole à tra­vers le corps des inter­prètes, la manière dont ceux-ci la lais­sent réson­ner en eux, si celle-ci ne pre­nait toute sa den­sité sen­si­ble à tra­vers leurs voix (et par­fois leurs accents), leurs souf­fles. C’est d’ailleurs un motif dis­cret mais essen­tiel que le tra­vail sur le souf­fle, que l’on retrou­ve dans nom­bre de spec­ta­cles de Fis­bach : c’est l’unité de souf­fle du ver­set claudélien (égale­ment par­tielle­ment trans­posée pour le vers racinien), là encore, ce sont les paroles par­fois comme expirées et les res­pi­ra­tions audi­bles du GARDIEN DE TOMBEAU, ou les corps épuisés par un pre­mier acte dan­sé extrême­ment physique, qui pre­naient en charge l’alexandrin de BÉRÉNICE… Langue ciselée comme celle de Racine, lyrique comme celle de Claudel, ou au con­traire langue malade, minée, révélant en creux les fis­sures de l’être, par ses heurts et sa dis­lo­ca­tion comme dans ANIMAL de Roland Fichet, ou par un épuise­ment plus souter­rain comme dans le TOKYO NOTES d’Oriza Hira­ta, sans par­ler du chant de l’opéra : la langue tra­verse et habite le corps des inter­prètes, que ceux-ci soient presque immo­biles, debout sur une table ( L’ANNONCE FAITE À MARIE ) ou sur un petit prat­i­ca­ble ( L’ILLUSION COMIQUE ), ou par­fois au con­traire entraînés, comme par cette langue même, dans une agi­ta­tion extrême et comme incon­trôlée (Nil – Wakeu Fogaing – dans ANIMAL, par exem­ple). Si Fis­bach insiste en per­ma­nence, dans son tra­vail, sur la non fusion entre l’interprète et le per­son­nage, c’est certes par refus du nat­u­ral­isme et pour créer des « écarts » entre les élé­ments de la représen­ta­tion, mais c’est sans doute aus­si pour que soit vis­i­ble cette prise en charge intime, par chaque corps sin­guli­er, d’une écri­t­ure que la for­mal­i­sa­tion de la dic­tion, d’autre part, man­i­feste comme encore plus com­mune à l’ensemble des acteurs. Et si les spec­ta­cles les plus récents insis­tent moins sur l’établissement de con­traintes glob­ales de proféra­tion du texte au prof­it d’une plus grande hétérogénéité des approches, c’est pour d’autant plus man­i­fester les corps-à-corps sin­guliers de chaque inter­prète avec le texte. LES PARAVENTS, pour ne pren­dre que cet exem­ple, mon­trait ain­si d’un côté la per­for­mance vocale des deux vocif­éra­teurs (Valérie Blan­chon et Christophe Brault ), tra­ver­sée au long cours et jeu de mul­ti­ples vari­a­tions pour don­ner voix à près d’une cen­taine de per­son­nages, et, de l’autre, avec les inter­prètes de la famille des Orties, trois rap­ports bien dif­férents à la langue de Genet, entre la lutte énergé­tique que menait avec elle Lau­rence May­or (la Mère), la sim­plic­ité légère­ment dis­tante de Giuseppe Moli­no (Saïd), et l’abord par le chu­chote­ment et l’intime de Benoît Résil­lot ( Leïla) : trois modes d’appropriation sin­guliers de l’écriture de Genet par des corps et des jeux dif­férents. La parole engage le corps dans ce qu’il a de plus intime, s’incarne par lui et le tra­vaille en retour.

3.

Dans cer­tains spec­ta­cles, il arrive que la voix soit relayée par des micros, qu’il s’agisse du micro sus­pendu autour duquel se jouait le dia­logue entre Paulin et Titus au deux­ième acte de BÉRÉNICE (séquence dite « de la radio »), ou des micros HF, aux­quels Fis­bach recourait dans LES PARAVENTS, et auquel il recour­ra à nou­veau dans les FEUILLETS D’HYPNOS. Un tel usage joue alors sur deux niveaux : s’il est un moyen d’amplification ser­vant l’audibilité et donc l’adresse de la parole, il per­met surtout un tra­vail d’acteur plus intime, plus ténu et replié sur lui-même puisque dégagé des néces­sités de la proféra­tion (le per­son­nage de Leïla dans LES PARAVENTS en était un exem­ple man­i­feste); il per­met de jouer sur une « intéri­or­ité » sin­gulière, à laque­lle il donne accès tout en la col­orant (c’est le pro­pre de la tex­ture sonore pro­duite par l’amplification, qui peut d’ailleurs par­ticiper égale­ment d’un tra­vail plus glob­al sur le son, à l’image de celui créé par Thier­ry Fournier pour LES PARAVENTS ) d’un léger effet de dis­tance et d’étrangeté. L’adresse et la clô­ture, là encore. La « matière » sonore pro­pre au micro pour­rait d’ailleurs être rap­prochée d’autres matières que l’on retrou­ve dans plusieurs de ses spec­ta­cles (sans par­ler des lumières de Daniel Lévy): la bâche plas­tique qui séparait Vio­laine et Mara (Valérie Blan­chon et Stéphanie Schwartzbrod) dans L’ANNONCE…, et der­rière laque­lle se jouait ensuite la fin de la pièce ; les pan­neaux de verre dont les déplace­ments recon­fig­u­raient régulière­ment l’espace de BÉRÉNICE ; ou encore les vit­res de la cab­ine télé­phonique de la fin d’ANIMAL. Autant de matières jouant à la fois de la trans­parence et d’une sépa­ra­tion ; autant de matières dif­frac­tant et décalant légère­ment le regard et l’écoute.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Opéra
Théâtre
Portrait
Frédéric Fisbach
Partager
Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements