Le novice éclairé

Théâtre
Critique

Le novice éclairé

Le 23 Avr 2016
Johann Le Guillerm dans Cirque Ici-Secret, conception Johann Le Guillerm, 2006. Photo Philippe Cibille.
Johann Le Guillerm dans Cirque Ici-Secret, conception Johann Le Guillerm, 2006. Photo Philippe Cibille.
Johann Le Guillerm dans Cirque Ici-Secret, conception Johann Le Guillerm, 2006. Photo Philippe Cibille.
Johann Le Guillerm dans Cirque Ici-Secret, conception Johann Le Guillerm, 2006. Photo Philippe Cibille.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 128 - There are aslternatives!
128

« Que pou­vons-nous encore penser du théâtre et de ses pou­voirs, dès lors que l’on accepte que l’essentiel de l’activité spec­ta­trice se déploie indépen­dam­ment de la représen­ta­tion, au gré des asso­cia- tions de cha­cun ? »1

Jacques Ran­cière
Les signes d’une émancipation partagée

Pourquoi sus­citer un désir de théâtre chez des per­son­nes qui n’en ont pas for­mulé le manque ? Pourquoi sol­liciter des publics qui n’y seraient pas venu spon­tané­ment et qui, par­fois même, ne vivent plus leur absence des salles de spec­ta­cle comme un fac­teur dis­crim­i­nant ? 

C’est que nous croyons encore que le théâtre et les arts de la présence sont les garants d’une expéri­ence unique du pub­lic, libre bal­ance­ment entre l’individuel et le col­lec­tif, écoute où le soli­taire se nour­rit du dif­fus. 

Un tra­vail réguli­er mené depuis plusieurs années au sein de l’association Cul­tures du Cœur2 avec des publics dits « isolés » des lieux cul­turels, publics que nous préférons plus sim­ple­ment con­sid­ér­er comme des spec­ta­teurs peu habitués aux salles de spec­ta­cle, nous a con­duit à définir un cer­tain nom­bre de principes d’accompagnement. 

Avec la mul­ti­pli­ca­tion des par­cours effec­tués avec les publics les plus divers s’est con­stru­ite une éthique du médi­a­teur cul­turel. Elle est à même de définir la rela­tion que ce dernier compte entretenir avec les per­son­nes qu’il mobilise et qu’il accom­pa­gne. 

Le médi­a­teur cul­turel n’est pas un sim­ple inter­mé­di­aire entre les œuvres et le pub­lic et sa fonc­tion n’est pas non plus d’expliquer les œuvres au pub­lic. L’accompagnement de spec­ta­teurs n’est pas là pour régler notre rap­port à l’art mais met­tre en jeu les propo­si­tions artis­tiques et sus­citer un point de vue dés­in­hibé sur les œuvres.

Cette lib­erté d’interprétation est le prélude à une appro­pri­a­tion indi­vidu­elle de chaque spec­ta­cle et l’émergence d’un esprit cri­tique qui s’affine dans la mul­ti­plic­ité même des sor­ties. 

Dans les cadres des resti­tu­tions des spec­ta­cles dont nous allons par­ler ici nous pré­con­isons une même écoute à tout type d’émotion. L’acceptation des ressen­tis de cha­cun nous per­met de priv­ilégi­er la rela­tion avec les publics à la trans­mis­sion de con­nais­sance sur les œuvres.

L’horizon du médi­a­teur est d’abord de créer les con­di­tions d’un échange autour des effets du jeu d’un acteur, d’un choix de scéno­gra­phie, de lumière, de son… Ce médi­a­teur, en état de veille, est aus­si en quête d’enrichir sa pro­pre vision des œuvres au con­tact du dis­cours des publics dans le cadre d’une éman­ci­pa­tion partagée. 

C’est un accom­pa­g­ne­ment et une par­tic­i­pa­tion au long cours, des sor­ties conçues comme des pro­jets en soi et qui vont au-delà de la sim­ple con­fronta­tion au spec­ta­cle. Dans ce cadre, la lib­erté, le dis­cerne­ment, puis l’agilité récep­tive du spec­ta­teur se gag­nent avec la con­fi­ance qui lui est accordée. 

Nous l’avons iden­ti­fiée, cette éman­ci­pa­tion du spec­ta­teur novice qui pro­gres­sive­ment argu­mente son point de vue, ces poten­tial­ités et ces lec­tures sin­gulières d’un spec­ta­cle venant bous­culer nos repères cri­tiques pour, tour à tour, se focalis­er sur des élé­ments matériels que nous ne voyons plus, remet­tre en cause la per­ti­nence d’un dis­posi­tif scénique, le phrasé d’un acteur, faire ray­on­ner les ressources insoupçon­nées d’une thé­ma­tique. 

Wajdi Mouawad dans Seuls de Wajdi Mouawad, 2008. Photo Thibaut Baron.
Waj­di Mouawad dans Seuls de Waj­di Mouawad, 2008. Pho­to Thibaut Baron.

L’émancipation du spec­ta­teur s’aiguise aus­si lorsqu’il décide de cri­ti­quer le pas­sage d’un spec­ta­cle ou le détail d’une inten­tion dépas­sant le « j’aime » ou « j’aime pas ». Elle s’affine encore lorsque nous sommes con­fron­tés à plusieurs repris­es à des appré­ci­a­tions spon­tanées comme : « Je n’ai rien com­pris mais j’ai adoré ».
Ici, le spec­ta­teur est assez libre pour ne plus unique­ment associ­er son plaisir à la com­préhen­sion ou con­fin­er l’absence de com­préhen­sion à de l’ennui.

Nous avons aus­si été atten­tifs à sa capac­ité à nous révéler des élé­ments objec­tifs d’une séquence que nous n’aurions pas vue car notre atten­tion était rivée sur sa dimen­sion sym­bol­ique. C’est cette femme qui à la fin d’un Phè­dre de Sarah Kane me dit : « Pourquoi par­lent-ils tous si fort, c’est donc le seul moyen pour mon­tr­er que l’on souf­fre ? » 

Ou encore cet ado­les­cent qui à la fin de Polyeucte de Corneille me dit : « Pourquoi met-il près de quinze min­utes à mourir alors que Clint East­wood dans L’Inspecteur Har­ry en a déjà tué une dizaine en moins de temps ? »

  1. « Les scènes de l’émancipation », entre­tien d’Armelle Tal­bot et Olivi­er Neveux avec Jacques Ran­cière du 28 mars 2012, in Théâtre Pub­lic, n°208, avril – juin 2013. ↩︎
  2. Asso­ci­a­tion Nationale qui s’est don­né comme mis­sion de lut­ter con­tre toute forme d’exclu- sion cul­turelle. Ce dis­posi­tif est relayé par 39 struc­tures ter­ri­to­ri­ales et une struc­ture québé­coise. Chaque année près de 400000 invi­ta­tions sont mis­es à dis­po­si­tion des publics. Cul­tures du Cœur fédère près de 6000 struc­tures sociales, cul­turelles et spor- tives. L’association forme les tra­vailleurs soci­aux à la médi­a­tion cul­turelle et les acteurs cul­turels à l’accueil des publics issus du champ social. Elle est à l’origine de mul­ti­ples pro­jets d’action cul­turelle et d’accom- pag­ne­ment des publics. Site
    www.culturesducoeur.org ↩︎
  3. Édouard Glis­sant, Poé­tique de la Rela­tion, Gal­li­mard, 1960, p. 125. ↩︎
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Critique
Joël Pommerat
Wajdi Mouawad
Johann Le Guillerm
6
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Écrit par Serge Saada
Auteur et essay­iste, Serge Saa­da enseigne le théâtre et la médi­a­tion cul­turelle à l’université Paris III et à...Plus d'info
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