Théâtre de marionnettes en Iran

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Théâtre de marionnettes en Iran

Le 23 Juin 2017

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Le passé mar­i­on­net­tique iranien subit évidem­ment le même sort que l’Histoire du théâtre en Iran. Très flou, faute de doc­u­ments pour l’explorer, il faut suiv­re ses traces dans d’autres domaines, notam­ment en lit­téra­ture clas­sique, ou encore s’inspirer des décou­vertes archéologiques pour attribuer une orig­ine plus anci­enne aux mar­i­on­nettes, telles les fig­urines en terre cuite dotées d’articulations aux bras et jambes, œuvres de la civil­i­sa­tion de Jiroft, datant de 5000 ans av. J.-C. et située dans la région de Ker­man, au sud-ouest du pays. Il n’existe pas de doc­u­ments décrivant des spec­ta­cles de mar­i­on­nettes antérieure­ment au XIe siè­cle. À par­tir de cette époque, on observe seule­ment l’apparition de mots liés à cet art chez les penseurs, les philosophes et les poètes per­sans. Ce vocab­u­laire mar­i­on­net­tique est sou­vent util­isé de manière sym­bol­ique pour par­ler de l’Homme et de l’univers. Le fait que les auteurs se soient appuyés sur les tech­niques du théâtre de mar­i­on­nettes pour par­ler de con­cepts com­plex­es démon­tre que le peu­ple était fam­i­li­er à cette pra­tique bien avant le XIe siè­cle.

Le poème le plus cité dans ce domaine est l’un des qua­trains d’Omar Khayyâm, philosophe, math­é­mati­cien et poète (1050 – 1123). Il évoque le fait que l’Homme n’est plus qu’une mar­i­on­nette manip­ulée par le des­tin. Khayyâm emploie les mots suiv­ants en per­san : Low­batak, la petite mar­i­on­nette, low­bat bâz, le mar­i­on­net­tiste, bassât, ses out­ils de tra­vail dont notam­ment san­dogh, le cof­fre pou­vant aus­si être util­isé comme scène.
Voici une tra­duc­tion française de ce poème : « Nous sommes des mar­i­on­nettes que la roue fait mou­voir / Telle est la vérité nue/ Elle nous pousse sur la scène de l’existence, / puis nous pré­cip­ite un à un dans la caisse du néant.1 » Dans un autre qua­train, il présente un autre aperçu de ces spec­ta­cles mar­i­on­net­tiques : « Cette roue sur laque­lle nous tournons est pareille à une lanterne mag­ique. / le soleil est la lampe / le monde, l’écran. / Nous sommes les images qui passent.2 » On y retrou­ve à peu près le même par­a­digme, en l’occurrence la vul­néra­bil­ité de l’Homme com­parée au théâtre d’ombres. Mais quelle que soit l’approche de Khayyâm, on peut en déduire l’existence du théâtre de mar­i­on­nettes, ce qui sem­ble pré­cieux dans la con­struc­tion du passé mar­i­on­net­tique iranien. Dans cette démarche, à par­tir du XVI­Ie siè­cle, on se réfère égale­ment à plusieurs réc­its de voyageurs occi­den­taux en Perse, comme Jean Chardin ou Tav­ernier, témoignant des pra­tiques saltim­ban­ques, notam­ment à Ispa­han, la cap­i­tale de la dynas­tie des safa­vides. Ce n’est qu’à par­tir du début du XXe siè­cle que les mis­sion­naires occi­den­taux décrivent les spec­ta­cles avec plus de détails et offrent des infor­ma­tions illus­tra­tives sur la tech­nique, le déroule­ment, la trame nar­ra­tive, les per­son­nages, etc.
Cette présence textuelle, soit dans la lit­téra­ture clas­sique, soit dans les réc­its de voy­age, peut aus­si démon­tr­er que l’identité mar­i­on­net­tique irani­enne, con­traire­ment à d’autres pays en Asie ou en Afrique, s’éloigne du monde spir­ituel des ancêtres. Il est par ailleurs évi­dent que le théâtre de mar­i­on­nettes en Iran, comme dans les autres pays, ancre ses racines dans la cul­ture pop­u­laire de plusieurs généra­tions ; on peut donc en déduire que ces spec­ta­cles pos­sè­dent des car­ac­téris­tiques sociopoli­tiques et cul­turelles de leurs épo­ques.
Grâce à l’étude de ces doc­u­ments et témoignages, on observe qu’en fin de compte, cette iden­tité reste sim­i­laire et que la mar­i­on­nette prend sou­vent le rôle de dénon­ci­a­teur.

Par exem­ple chez Khayyâm, le vocab­u­laire mar­i­on­net­tique inter­vient lorsque l’auteur ne parvient pas à exprimer facile­ment ses idées sur le déroule­ment du monde et le sort de l’Homme dans sa vie ter­restre. Aus­si, dans la forme tra­di­tion­nelle de mar­i­on­nette à fils que l’on con­naît aujourd’hui sous le nom de Kheymeh shab bâzi, lit­térale­ment « le jeu noc­turne de castelet », le valet noir Mobârak se con­fronte au pou­voir, en l’occurrence le sul­tan ou le shah. Cela se traduit grâce aux gestes, aux blagues con­sti­tuées sou­vent de jeux de mots et aux pro­duc­tions vocales, émis tout au long du spec­ta­cle.
Pour en saisir davan­tage, il faut se rap­pel­er le déroule­ment de cette représen­ta­tion mar­i­on­net­tique qui, dans sa forme actuelle, remonte au moins à la fin du XIXe siè­cle. Elle se tient dans un castelet en tis­su soutenu par des bar­res en bois, une tente dans laque­lle le maître mar­i­on­net­tiste se cache et pré­pare ses mar­i­on­nettes pour les manip­uler cha­cune à leur tour. Le spec­ta­teur les con­tem­ple à tra­vers une ouver­ture rec­tan­gu­laire faisant office de scène, adap­tée à la taille des mar­i­on­nettes, entre 25 et 30 cen­timètres. Le maître du petit château s’installe devant celui-ci, accom­pa­gne le musi­cien de ses chan­sons diver­tis­santes et annonce le com­mence­ment du spec­ta­cle.

Après ce pro­logue, le maître (caché à nou­veau der­rière son château) fait entr­er les pre­mières mar­i­on­nettes sur scène. Elles sont tenues par deux ou trois fils. Les pre­mières sont sou­vent des danseuses qui, en appor­tant une ambiance gaie et fes­tive au spec­ta­cle, attirent plus de pub­lic. La scène de danse se pour­suit quelques min­utes, le temps que le pub­lic s’installe. Le pre­mier per­son­nage mar­i­on­net­tique, à la voix aigüe pro­duite par un appareil instal­lé dans la bouche du mar­i­on­net­tiste, entre sur scène et sur­prend le pub­lic avec ses blagues. Le Morched débute ses dia­logues en lui posant quelques ques­tions afin d’annoncer l’histoire. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte du dou­ble dis­cours de ce spec­ta­cle : l’un pro­duit par la voix défor­mée par le Safir, un petit sif­flet (la « pra­tique » en français), et l’autre par le maître réin­ter­pré­tant les paroles des mar­i­on­nettes. C’est dans ce décalage que le comique se forme et le spec­ta­teur se réjouit des rébel­lions des mar­i­on­nettes. C’est sou­vent le cas de Mobârak, le valet noir de la cour du roi, vêtu de rouge ; un per­son­nage extrav­a­gant qui se moque de tout le monde, des per­son­nages, du maître et même du spec­ta­teur. Le spec­ta­cle est une impro­vi­sa­tion autour de l’intrigue prin­ci­pale, le mariage du fils du roi et la pré­pa­ra­tion de la céré­monie avec ses péripéties. Le roi est nom­mé sou­vent Sul­tan Sal­im, inspiré du roi ottoman, l’ennemi des Pers­es au XVIe siè­cle, mais par­fois Ahmad Chah, le roi Qad­jar du XXe siè­cle. Autrement dit, le roi de Kheymeh shab bâzi trou­ve son orig­ine dans l’Histoire, ce qui lui attribue une iden­tité « réelle » offrant à son pub­lic une joie plus accen­tuée quand il est ridi­culisé par son valet. Il existe des hypothès­es dif­férentes au sujet de l’origine de ce dernier, car sa couleur de peau n’est pas la même que celle des habi­tants de la Perse. Cepen­dant, aujourd’hui
on observe un métis­sage au sud de l’Iran, issu de l’occupation d’Ormuz par les Por­tu­gais au XVI­Ie siè­cle.

  1. Tra­duc­tion du qua­train par Claude Anet et Mirza Muham­mad. Claude ANET, Muham­mad MIRZA, Robâ’iyât du Sage Khayyâm, Paris, Édi­tions de la Sirène, 1920. ↩︎
  2. Tra­duc­tion de Has­san Rez­vanin : www.dicocitations.com/auteur/2414/Omar_Khayyam.php ↩︎
  3. Inter­view réal­isée en 2013 à Téhéran. ↩︎
  4. Inter­view réal­isée en 2013 à Téhéran. ↩︎
  5. Codirigée par Neda Shahrokhi et Yas­saman Kha­je­hi (www.fanousehonar.com). ↩︎

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