“Élargir la prise de conscience collective” (entretien avec Bernard Foccroulle)

Entretien
Théâtre

“Élargir la prise de conscience collective” (entretien avec Bernard Foccroulle)

Le 3 Juil 2017
Bernard Foccroulle. Photo Pascal Victor/ArtComArt.
Bernard Foccroulle. Photo Pascal Victor/ArtComArt.
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Il est d’usage aujourd’hui de cri­ti­quer les insti­tu­tions publiques au motif de leur inca­pac­ité à inté­gr­er la diver­sité cul­turelle de nos sociétés mul­ti­cul­turelles ? Existe-t-il, selon vous, un prob­lème spé­ci­fique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ? 

Oui, je pense que les insti­tu­tions cul­turelles français­es et européennes ont pris du retard par rap­port à l’évolution de la diver­sité de nos villes et de nos pop­u­la­tions. Dans le domaine de la musique et de l’opéra, la sit­u­a­tion me sem­ble par­ti­c­ulière­ment alar­mante : la plu­part des maisons d’opéra européennes accor­dent une place absol­u­ment mar­ginale aux artistes issus de l’immigration et aux cul­tures non occi­den­tales.   

En fait, le prob­lème se pose à plusieurs niveaux, à com­mencer par la pro­gram­ma­tion qui est insuff­isam­ment ouverte aux cul­tures non européennes : les pro­gram­ma­tions cul­turelles ne sont plus à l’image de la com­po­si­tion sociale et cul­turelle de nos villes, et cette décon­nex­ion pro­duit des effets désas­treux, y com­pris sur la fréquen­ta­tion des publics. En-dehors des groupes sco­laires, quelle est la place de la diver­sité cul­turelle dans nos salles d’opéra, de con­certs ou de théâtre ?

En fer­mant ain­si nos pro­gram­ma­tions aux musiques d’ailleurs, nous nous privons d’un enrichisse­ment cul­turel et artis­tique fon­da­men­tal.

Com­ment avez-vous tra­vail­lé cette ques­tion de la diver­sité cul­turelle à la Mon­naie et ensuite au Fes­ti­val d’Aix-en-Provence ?

Il y a vingt ans, quand je dirigeais le Théâtre de la Mon­naie à Brux­elles, j’ai pris con­science de la néces­sité d’ouvrir notre pro­gram­ma­tion sur les musiques impro­visées, le jazz, le rock, les musiques du monde arabe, de l’Inde, d’Afrique, etc. Au départ, ces cycles de pro­gram­ma­tion ont sus­cité beau­coup de ques­tions et de réti­cences, par­mi les équipes et par­mi les pro­fes­sion­nels. Mais pro­gres­sive­ment, on a vu des artistes se rap­procher du monde de l’opéra, tels Kris Defoort, musi­cien de jazz qui a depuis lors écrit trois opéras, ou Fab­rizio Cas­sol qui a écrit une ver­sion de cham­bre de « Reigen » de Philippe Boes­mans. Sur le plan pure­ment artis­tique, cer­taines de mes plus belles émo­tions ont été liées à des con­certs de cycle « Nou­veaux Hori­zons », où l’on a pu enten­dre Anouar Bra­hem, Olif Qasi­mov, Chick Cor­rea, ou encore des musi­ciens indi­ens impro­vis­er avec des musi­ciens spé­cial­istes du fla­men­co. Durant ces années, nous avons noué avec Frédéric Deval et la Fon­da­tion Roy­au­mont des col­lab­o­ra­tions exem­plaires sur le plan des ren­con­tres et créa­tions inter­cul­turelles.

Au Fes­ti­val d’Aix-en-Provence, cette ouver­ture aux musiques du monde, et plus par­ti­c­ulière­ment aux musiques de la Méditer­ranée, nous a con­sid­érable­ment nour­ris. Je pense par exem­ple à « Alef­ba » (2013), créa­tion col­lec­tive asso­ciant chanteurs et musi­ciens arabes et européens, sous la direc­tion de Fab­rizio Cas­sol.

En 2008, nous avons fondé le chœur Ibn Zay­doun qui pra­tique la musique arabe sous la direc­tion de Mon­eim Adwan, orig­i­naire de Gaza. Ce chœur réu­nit aujourd’hui une soix­an­taine d’amateurs, qu’ils soient orig­i­naires de pays arabes ou non. Il répète pra­tique­ment toutes les semaines, alter­na­tive­ment à Aix et à Mar­seille. Ces per­son­nes ont ain­si pu se rap­procher du Fes­ti­val, et assis­ter à ces con­certs et opéras, au-delà des habituelles bar­rières socio-cul­turelles.

En 2016, nous avons présen­té « Kalila wa Dim­na », un opéra de Mon­eim Adwan sur un livret de l’écrivain syrien Fady Joma et dans une mise en scène d’Olivier Letel­li­er. Les dix inter­prètes, chanteurs et musi­ciens, prove­naient de six pays dif­férents. Le pub­lic qui est venu au Jeu de Paume assis­ter à ces représen­ta­tions était bien enten­du plus col­oré et plus diver­si­fié que le pub­lic tra­di­tion­nel du Fes­ti­val d’Aix. Je rêve d’un tel pub­lic sur toutes les représen­ta­tions d’opéra, de Mozart, Ver­di ou Brit­ten.

Com­ment se traduit l’injonction con­tra­dic­toire des pou­voirs publics sur ce qui est devenu un enjeu poli­tique d’affichage et de vis­i­bil­ité, tout en soule­vant des débats de fond au sein d’une société mar­quée par la frac­ture colo­niale ? 

J’ai con­staté pour ma part peu d’injonctions des pou­voirs publics sur les ques­tions liées à la diver­sité cul­turelle. Je ne pense d’ailleurs pas que ce sont des injonc­tions qui chang­eront fon­da­men­tale­ment les choses. Il vaudrait mieux veiller à élargir la prise de con­science col­lec­tive, et encour­ager les ini­tia­tives les plus dynamiques, les plus prospec­tives. Je crois beau­coup à la valeur des réseaux cul­turels et à l’échange des bonnes pra­tiques.

Com­ment élargir le recrute­ment des lieux de for­ma­tion aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les tra­vers et effets per­vers d’une poli­tique volon­tariste ? 

Pourquoi pas une poli­tique volon­tariste ? Certes, il n’est pas souhaitable que le pou­voir poli­tique oblige tous les acteurs cul­turels à s’aligner sur des direc­tives venant d’en haut. Mais une poli­tique volon­tariste menée par les direc­tions des fes­ti­vals et des insti­tu­tions cul­turelles me sem­ble haute­ment souhaitable, en ten­ant compte évidem­ment des par­tic­u­lar­ités locales

Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est sus­cep­ti­ble de s’opérer la pro­mo­tion d’artistes issus de cul­tures minorées ? 

For­ma­tion et trans­mis­sion sont des leviers puis­sants. L’académie du Fes­ti­val d’Aix s’est révélée être un out­il for­mi­da­ble pour tra­vailler des ques­tions telles que la par­ité et la diver­sité cul­turelle.

Depuis 2010, nous avons col­laboré avec l’Orchestre des Jeunes de la Méditer­ranée – dont la ges­tion nous a été con­fiée en 2014 – un orchestre qui rassem­ble de jeunes musi­ciens venant de l’ensemble du bassin méditer­ranéen. La ses­sion sym­phonique annuelle est l’occasion d’une expéri­ence artis­tique très forte, sous la direc­tion d’un chef d’orchestre expéri­men­té. On sent que ces jeunes ont soif de musique, de recherche d’excellence, de dépasse­ment de soi.

Nous avons égale­ment veil­lé à ne pas restrein­dre le réper­toire de l’OJM au seul réper­toire clas­sique européen ; chaque année, nous organ­isons des ses­sions « inter­cul­turelles », basées sur l’improvisation, les cul­tures musi­cales de trans­mis­sion orale, ce qui per­met à ces jeunes musi­ciens et chanteurs de partager leurs racines respec­tives et de créer col­lec­tive­ment à par­tir de celles-ci.

Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nou­velle forme de stig­ma­ti­sa­tion inver­sée ou de frag­ilis­er cer­taines propo­si­tions artis­tiques en leur don­nant un excès de vis­i­bil­ité ? 

Le fait de pro­gram­mer un opéra chan­té en arabe tel que « Kalila wa Dim­na » a pu être mal vu par cer­tains : pourquoi ne pas don­ner la préférence à des com­pos­i­teurs issus de nos con­ser­va­toires, appar­tenant à l’un des prin­ci­paux courants de la créa­tion européenne ? Je puis témoign­er de la dif­fi­culté d’accompagner un opéra porté par des artistes appar­tenant à des cul­tures dif­férentes, éloignés géo­graphique­ment, ne par­lant pas tou­jours une langue com­mune. C’est un proces­sus dif­fi­cile mais pas­sion­nant ! Pas facile non plus d’accompagner la créa­tion musi­cale d’un com­pos­i­teur qui ne passe habituelle­ment pas par l’écriture pour trans­met­tre sa musique. Mais c’est en mul­ti­pli­ant ces expéri­ences que nous arriverons à acquérir l’expérience néces­saire, à iden­ti­fi­er les com­pé­tences inter­cul­turelles, et à faire recon­naître la per­ti­nence de ces ini­tia­tives et pro­gram­ma­tions.

Pro­pos recueil­lis par Chris­t­ian Jade.

L'intégralité de cet entretien est disponible gratuitement sur notre site.
Bernard Foccroulle a dirigé l’Opéra La Monnaie à Bruxelles de 1992 à 2007 puis le Festival d’Aix-en-Provence de 2007 à aujourd’hui : 25 ans d’expérience et de solides convictions en matière d’ouverture culturelle, développées au sein de « Culture et Démocratie » une ASBL bruxelloise. Dans les deux lieux qu’il dirige ou a dirigés, la même vision : décloisonner culture savante et populaire, rapprocher Orient et Occident, favoriser la création artistique comme cet opéra arabe « Kalila wa Dimna » créé à Aix l’an dernier.
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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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