“Oser nommer les choses et sortir du politiquement correct”

Théâtre
Parole d’artiste

“Oser nommer les choses et sortir du politiquement correct”

Le 23 Oct 2017
"Sing my life" de Cathy Min Jung, compagnie Billie on stage. Photo Alice Latta.
"Sing my life" de Cathy Min Jung, compagnie Billie on stage. Photo Alice Latta.

La diver­sité cul­turelle est un état de fait, elle existe sans aucune forme de hiérar­chie intrin­sèque, il devrait en être ain­si sur les scènes.

En ce qui me con­cerne, par nature, je suis « diverse » pour repren­dre un trait d’humour de Car­ole Thibaut à mon sujet. Je suis une femme, d’origine sud-coréenne de sur­croît. On peut dire que je cumule les dif­fi­cultés dans un univers encore trop sou­vent régi par l’homme blanc, de plus de cinquante ans en général.

Pour­tant, si je suis effec­tive­ment née à Séoul et que je suis d’apparence asi­a­tique,  dans le fond, ma cul­ture est très occi­den­tale, j’ai gran­di en Bel­gique, dans une famille belge, j’ai fréquen­té l’école publique, ma langue mater­nelle est le français et je maîtrise très bien l’alexandrin. Ce qu’on appelle diver­sité dans mon cas, ne tient finale­ment qua­si­ment qu’à mon apparence physique.

En tant qu’actrice, j’ai eu quelques fois l’occasion d’être engagée pour des rôles cen­traux, sans que mon physique asi­a­tique ait eu une inci­dence par­ti­c­ulière dans le choix du met­teur en scène, mais il faut bien admet­tre que la plu­part du temps, si j’ai accès à des audi­tions ou des cast­ings, c’est pré­cisé­ment parce que l’on recherche des Asi­a­tiques – et on n’en cherche pas sou­vent. Pour la télévi­sion ou le ciné­ma, c’est presque tou­jours pour des rôles sub­al­ternes, ou pour sur­jouer un stéréo­type. J’ai par­fois accep­té – ce n’est pas tou­jours évi­dent de refuser quand on débute dans le méti­er, plein de rêves et d’en­vies.

Un pro­fesseur au Con­ser­va­toire m’avait prév­enue que ce méti­er ne serait pas facile pour moi. Sur le moment, ça m’avait scan­dal­isée, mais en fait, il n’avait pas tort.
Alors oui, les artistes « racisés » souf­frent d’un déficit de vis­i­bil­ité et par­ti­c­ulière­ment les Asi­a­tiques qui, de façon générale, sont frap­pés du syn­drome d’invisibilité. Il faut oser nom­mer les choses et sor­tir du poli­tique­ment cor­rect. Oui, les scènes européenne sont encore très, très blanch­es.

Mais pas seule­ment les scènes. À qui donne-t-on réelle­ment le droit et les moyens de s’exprimer ? Les scènes ne sont que la par­tie la plus vis­i­ble, mais qu’en est-il des textes ? Des postes à respon­s­abil­ités ? Des Con­seils d’Administration ? Des postes d’enseignants ? Des instances d’avis ? Des jour­nal­istes ? De la vis­i­bil­ité dans l’espace médi­a­tique ? Des places dans les écoles ? Quand s’intéressera-t-on vrai­ment au tra­vail des artistes « racisés », autrement que sous l’aune de la « diver­sité » ? En tant qu’autrice et por­teuse de pro­jet, c’est moins fla­grant, mais tout aus­si présent. J’ai eu la chance de ren­con­tr­er des directeurs de théâtres curieux de l’artiste que je suis et de ma démarche artis­tique, curieux de la parole que j’essaie de faire enten­dre. Mal­gré tout, il m’arrive encore quelque fois de me deman­der si l’on m’autorisera à traiter de sujets qui ne sont pas for­cé­ment en lien avec mes orig­ines coréennes. Je sais pour­tant que cette autori­sa­tion, il n’appartient qu’à moi de me la don­ner, mais ce ques­tion­nement résulte du regard des autres qui me ren­voient à ma « diver­sité », et dans ce méti­er, le regard des autres prend une place très impor­tante, qu’on le veuille ou non, il par­ticipe pleine­ment à la ques­tion de la légitim­ité.

Alors, pour dépass­er les fron­tières de l’apparence et des préjugés, je ne vois qu’une seule solu­tion : le tra­vail. Lire, écrire, batailler pour mon­ter ses pro­jets, par­fois forcer la porte à une audi­tion, être là où on n’est pas for­cé­ment atten­du, ren­con­tr­er, créer du lien.

Le tra­vail poli­tique est tout aus­si impor­tant : se fédér­er, trans­met­tre les savoirs, et puis, apprivois­er les codes qui sont sans doute le plus grand frein à l’évolution vers un change­ment des habi­tudes. Que la diver­sité ne soit plus pen­sée comme une reven­di­ca­tion mais comme un état de fait, il faut que les nou­velles généra­tions issues de l’immigration mon­tent des struc­tures de pro­duc­tion, que les pou­voirs publics les sou­ti­en­nent, que les écoles d’art s’ouvrent à la diver­sité, dans leur pop­u­la­tion de pro­fesseurs, d’élèves mais aus­si dans leur péd­a­gogie ; il faut vivre la diver­sité au sein des pou­voirs poli­tiques, des instances d’avis, des direc­tions artis­tiques et dans l’espace médi­a­tique, autant que dans la vie. Il faut le vouloir et y tra­vailler à tous les niveaux.

Oui, je con­sid­ère que les théâtres ont man­qué à leur mis­sion de ser­vice pub­lic. J’ai l’impression que les codes ont créé un entre soi qui peut décourager, voir rebuter. Je pense aus­si que cet entre soi est une des caus­es – pas la seule – du manque de diver­sité dans les salles.

Il ne faudrait pas reléguer la prob­lé­ma­tique de la diver­sité cul­turelle au seul fac­teur eth­nique, il y a le fac­teur socio-économique, qui crée une frac­ture encore plus impor­tante. Il est temps de se recon­necter avec les publics, avec ceux qui ne fréquentent pas les théâtres parce qu’ils s’en sen­tent exclus. C’est davan­tage à cet endroit que je situerais mon tra­vail de créa­tion artis­tique, et mes parte­naires me sou­ti­en­nent totale­ment. À force d’entre soi, on a oublié cette mis­sion.  Aujourd’hui on dirait qu’il y a une réelle prise de con­science de cette frac­ture. Avec les coupes de plus en plus dras­tiques dans les bud­gets cul­turels, avec la mon­tée des extrémismes, on a com­pris qu’il était grand temps de penser autrement. On s’est sou­venu de cette mis­sion de ser­vice pub­lic, mais a‑t-on com­pris qu’il fal­lait penser l’altérité, que c’était devenu une ques­tion de survie ? Est-on seule­ment capa­ble de la penser ? Le chemin est encore long, les pre­miers pas sont timides, vont-ils se pour­suiv­re franche­ment, au pas de course ou à recu­lons ?

Pro­pos recueil­lis par Lau­rence Van Goethem.

Cathy Min Jung sera notre invitée à la rencontre publique organisée pour la sortie du numéro 133, le samedi 25 novembre à 14h30 au Théâtre Varia (Bruxelles).

Sing my life de Cathy Min Jung est publié chez Lansman éditeur.

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