« Il s’agit avant tout d’images »

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« Il s’agit avant tout d’images »

Réflexions sur le théâtre musical de Christoph Marthaler

Le 29 Nov 2018
Frieda Pittoors, Hadewych Minis, Wine Dierickx, Sasha Rau, Rosemary Hardy, Marc Bodnar, Graham F. Valentine et Steven Van Watermeulen dans Maeterlinck, de et par Christoph Marthaler, au Théâtre de l’Europe-Odéon, 2007. Photo Phile Deprez.

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Frieda Pittoors, Hadewych Minis, Wine Dierickx, Sasha Rau, Rosemary Hardy, Marc Bodnar, Graham F. Valentine et Steven Van Watermeulen dans Maeterlinck, de et par Christoph Marthaler, au Théâtre de l’Europe-Odéon, 2007. Photo Phile Deprez.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 136 - Théâtre Musique
136

Que Christoph Marthaler soit une fig­ure majeure du théâtre musi­cal ne fait aucun doute. Tous les indices sont là : une for­ma­tion clas­sique en haut­bois et en flûte, des débuts en tant que com­pos­i­teur de musiques de scène pour des com­pag­nies théâ­trales indépen­dantes et comme free jazz man dans les brasseries bâlois­es, puis rapi­de­ment le développe­ment de créa­tions por­tant sur la scène des acteurs-chanteurs à la vir­tu­osité cer­taine. Déjà, Indeed, en 1980, annonçait la couleur : rassem­blant acteurs et musi­ciens dans une usine, ce qu’il qual­i­fi­ait d’« action musi­cale » pro­po­sait un col­lage de textes dadaïstes et de prospec­tus et pub­lic­ités. Soit le pre­mier état d’un théâtre musi­cal qui réin­vente inlass­able­ment sa forme. Reste que cette éti­quette de théâtre musi­cal est insuff­isante pour définir le tra­vail de celui que ses cama­rades définis­sent comme « moitié musi­cien, moitié hor­loger suisse1 ». Insuff­isante, car elle laisse penser que cet équili­bre (tou­jours insta­ble) entre musique et théâtre con­stitue le cœur de son tra­vail là où il est un mail­lon, essen­tiel certes, mais au ser­vice d’une mécanique pro­pre. Il faudrait alors se détach­er de ce qui saute aux yeux et aux oreilles, de ce mélange entre théâtre et musique pour observ­er ce qu’il recou­vre. Dépass­er l’apparente légèreté et flu­id­ité bur­lesque des spec­ta­cles de Marthaler, en grat­ter un peu le ver­nis joyeux pour percevoir une nos­tal­gie et une mécanique de l’échec. Dans ce monde désœu­vré, théâtre et musique appa­rais­sent alors comme les meilleurs lan­gages pos­si­ble, faute de pou­voir dire ou écrire autrement ces expéri­ences poé­tiques au cœur des spec­ta­cles de Marthaler. 

Au détour d’une con­ver­sa­tion avec Olivi­er Cadiot pour le Fes­ti­val d’Avignon, le met­teur en scène suisse avoue ain­si : « Moi, je ne peux pas écrire, et même presque pas par­ler : j’ai donc besoin d’un autre lan­gage, comme la musique ou le théâtre, qui m’aide à trou­ver des images pour com­pren­dre le monde. Rien d’autre… alors je peux racon­ter des his­toires. On par­le égale­ment de temps à autre dans ces his­toires, mais il s’agit avant tout d’images. Des images d’êtres humains dans des sit­u­a­tions par­ti­c­ulières. Tout le reste est une… feinte, surtout les titres des pièces. »2

Lorsque la parole échoue et vient à man­quer, théâtre et musique pren­nent le relais. Loin de con­stru­ire des tableaux figés à con­tem­pler, ces images nées de l’échec des gestes et des mots sont fugi­tives et pla­cent le spec­ta­teur (et l’acteur) « devant le temps », pour emprunter l’expression de Georges Didi-Huber­man. Images de chœurs dému­nis qui, par­lant et chan­tant, font sur­gir au creux d’un monde nos­tal­gique le par­fum de sou­venirs à partager.

Images de chœurs dému­nis

Qui a vu un spec­ta­cle de Christoph Marthaler garde en mémoire ce rythme étrange instau­ré par un théâtre où des choral­ités par­lées, chan­tées ou sim­ple­ment sonores se suc­cè­dent les unes aux autres, entre­coupées de scènes de sus­pens silen­cieuses ou instru­men­tales. L’enchaînement théâtre/musique suit à pre­mière vue une struc­ture ryth­mique savam­ment mise au point par le met­teur en scène et dans laque­lle l’un retarde l’autre alter­na­tive­ment. Ain­si de la scène du thé dans le spec­ta­cle Les Spé­cial­istes, créa­tion qui met en scène une dizaine de cadres qui suiv­ent un entraîne­ment rhé­torique intense et, bien enten­du, absurde. Dans un salon de bois, les hommes en cos­tumes sont ain­si alignés le long des murs, devant des micros et répè­tent inlass­able­ment leur dis­cours dont les spec­ta­teurs ne sai­sis­sent que quelques bribes au tra­vers de cette cacoph­o­nie par­lée. Soudain, une son­ner­ie inter­rompt ce chœur par­lé que le titre du spec­ta­cle désigne comme un « entraîne­ment mémoriel pour cadre » : pre­mière coupure ryth­mique, plus aucun mot n’est pronon­cé, les gestes pren­nent alors le relais. Cha­cun emporte avec soi sa tasse blanche, sa soucoupe tenue bien droite et sa petite cuil­lère. Tout en exé­cu­tant ces gestes d’une banal­ité soutenue et chic, ils chan­ton­nent une douce mélodie, lèvres fer­mées, et font face au pub­lic. À la cacoph­o­nie par­lée fait suite une pre­mière choré­gra­phie de gestes min­i­maux et soci­aux, que ces mur­mures chan­tés accom­pa­g­nent alors. Les corps des cadres sont ser­rés dans leurs cos­tumes de cadre, ils pren­nent tous un air inspiré, comme trans­portés par cette mélodie qui fait douce­ment vibr­er leur poitrine. La musique prend fin à son tour. Ils boivent tous, de con­cert, leur tasse de thé, la reposent dans un même geste sur la soucoupe blanche et, ouvrant enfin la bouche, lais­sent échap­per un soupir de soulage­ment pro­longé qui sur­prend et provoque des rires. Paroles, gestes, chant mur­muré : on attendrait à la suite de ce mou­ve­ment crescen­do un chant choral vir­tu­ose et pour­tant c’est un soupir d’une banal­ité et d’une triv­i­al­ité éton­nantes que l’on entend et qui sus­cite l’hilarité. Façon pour le met­teur en scène de décaler la représen­ta­tion et de bris­er toute image esthéti­sante au moment pré­cis où elle se forme. Et, de fait, les choral­ités s’enchaînent et s’emballent peu à peu pour retrou­ver la cacoph­o­nie qui précé­dait cette pause-thé : les hommes, gar­dant leur tasse à la main, se met­tent à dis­cuter entre eux. Ou plutôt échangent des phras­es, comme on échang­erait des objets de col­lec­tion. Sim­u­lacre de dis­cus­sion créé par les gestes, les pos­tures et les into­na­tions davan­tage que par le con­tenu des pro­pos tenus. Après les chœurs de mélodie mur­murée, de gorgées de thé englouties puis de gestes syn­chro­nisés, les paroles sem­blent être autant de notes que l’on envoie dans la mêlée en espérant qu’elles tomberont bien et for­meront une har­monie.

Si cette scène illus­tre bien com­ment les choral­ités chan­tées, gestuelles et par­lées des spec­ta­cles de Marthaler retar­dent le déroule­ment de la représen­ta­tion en jouant sur les rup­tures de rythme, quelque chose d’autre s’y joue qui dépasse la seule logique spec­tac­u­laire. Dans le proces­sus de créa­tion du spec­ta­cle en lui-même, le chant choral con­stru­it entre les acteurs-chanteurs/per­son­nages un tis­su théâ­tral par­ti­c­uli­er à par­tir duquel, par la suite, le spec­ta­cle pour­ra se struc­tur­er. C’est ce deux­ième aspect de la choral­ité dont témoigne Ste­fanie Carp, la dra­maturge qui accom­pa­gne Marthaler depuis 1988, dans un doc­u­men­taire réal­isé sur leur tra­vail : « Chaque répéti­tion com­mence par le chant. Cela con­tribue à for­mer le groupe. Quand on chante ensem­ble, peu importe qui joue le pre­mier ou le sec­ond rôle. Le chant choral place les gens à égal­ité et gomme les dif­férences pré­ten­du­ment impor­tantes. Comme le dirait Christoph, cela crée une com­mu­nauté de des­tins, dans un espace don­né, dont il est dif­fi­cile de s’échapper… »3

Si le chant choral est sus­cep­ti­ble de créer ain­si, pour Marthaler et les acteurs-chanteurs avec lesquels il tra­vaille, de telles « com­mu­nautés de des­tins », c’est que ces des­tins à nouer ensem­ble sont ceux d’individus dému­nis4, de per­son­nages trou­vés là et impuis­sants, dans une attente qui n’a d’autre objet que d’étirer le temps. Lorsqu’ils s’unissent dans un chant choral sur le plateau (et par chant choral, on désigne ici aus­si bien une pan­tomime gestuelle silen­cieuse menée de con­cert qu’une effec­tive sonori­sa­tion vocale col­lec­tive), ils désig­nent dans le même geste le négatif de cette choral­ité : leur indi­vid­u­al­ité autrement soli­taire et per­due dans une errance que vien­nent dis­traire l’espace d’un instant ces musi­cal­ités sonores et/ou silen­cieuses. Marthaler prend soin de tou­jours plac­er en miroir de ces instants choraux des fig­ures de bord qui désig­nent néga­tive­ment le chœur dont elles se sont momen­tané­ment échap­pées. 

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Chloe Larmet
Docteure en Arts du spectacle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthétiques scéniques contemporaines...Plus d'info
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