Entretien avec Marguerite Duras (2/2)

Entretien

Entretien avec Marguerite Duras (2/2)

Le 20 Mar 2017
Double page 10-11 d'Alternatives théâtrales 14 (mars 1983). Mise en page Patrice Junius et Jean-Pol Rouard.
Double page 10-11 d'Alternatives théâtrales 14 (mars 1983). Mise en page Patrice Junius et Jean-Pol Rouard.
Article publié pour le numéro
Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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J. A. : Vous met­tez à nu le ciné­ma, l’amour, la méchanceté.

M. D. : Je ne les accuse plus. Je per­me­ts de les admet­tre. Voir est déjà intolérable, dur. Alors, le dire !

J’ai envie de tuer les assas­sins de Gold­mann par exem­ple. Je ne suis pas bonne moi-même. J’ap­par­tiens comme tout le monde à la mal­fai­sance. Et je réponds à la mal­fai­sance du monde par la mienne. Il y a des rap­ports comme cela entre les gens. Il est cer­tain que si j’avais pu les tuer je l’aurais fait, abat­tus comme des chiens. Je suis dans ce naturel. Il faut quand même qu’on le retrou­ve ce naturel. Et le meurtre en fait par­tie. Dans Out­side j’ai écrit : « le rêve heureux du crime ». Tout le monde en par­le. Je dis que je suis capa­ble de meurtre mais que la dif­férence entre un nazi et moi c’est que je sais que je suis capa­ble de tuer. Le nazi avait la naïveté de croire qu’il n’en était pas capa­ble, il le jus­ti­fi­ait. C’est un manque d’imag­i­na­tion. La femme qui porte un man­teau de bébé phoque blanc neigeux, de cet ani­mal assas­s­iné, et qui porte ça, à Dal­las, en toute tran­quil­lité, on ne peut plus rien faire pour elle. Elle est com­plète­ment per­due. Avec les mil­lions de mots qui ont cir­culé sur le mas­sacre, elle sait mais elle manque d’imag­i­na­tion. Elle est elle-même au plus près du meurtre. Je suis séparée d’elle. Je ne peux rien pour elle. Elle ne me donne même pas envie de tuer. Elle est per­due. Ce qui me boule­verse pro­fondé­ment c’est que les assas­sins de Gold­mann étaient des gamins de 18 ans. Pas de vieux crim­inels ras­sis. Des enfants payés. Presque rien. Pour tuer Gold­mann. Dont ils igno­raient tout.

J. A. : Mais à un moment avez-vous cru à un sys­tème réfor­ma­teur ?

M. D. : Oui, bien sûr, puisque j’é­tais com­mu­niste. Peut-on dévoy­er la mal­fai­sance ? Je fais dire à Wale­sa : « le mal aus­si peut servir. Il suf­fit de le détourn­er »…

J. A. : Mais com­ment ?

M. D. : L’en­vie de tuer est une con­stante de ma vie. Je le dis. C’est une des con­stantes les plus con­stantes…

Y. A. : C’est le tabou social numéro un. S’il n’y avait pas cet inter­dit-là, il n’y aurait aucune société pos­si­ble. Freud a été très clair là-dessus.

M. D. : Freud n’a pas été moral­iste. C’est la philoso­phie qui l’est. Des gens comme Kierkegaard, Sartre, sont moral­istes. Kierkegaard au moins se laisse aller à son écri­t­ure, à son génie. Sartre non. lI ne faut pas oubli­er que l’ex­is­ten­tial­isme est une morale. De A à Z. Ils nous font chi­er avec ça depuis 25 ans. Le com­mu­nisme est aus­si la plaie morale. Il n’y a pas un mot qui là ne soit pas d’or­dre moral. L’en­nui mor­tel est la morale. Là c’est pire que la morale chré­ti­enne.

J. A. : Com­ment en êtes-vous sor­tie ?

M. D. : J’ai été mise à la porte, foutue dehors. Je n’en ai pas souf­fert longtemps. Mes amis si. Nous étions onze. Mon mari a fail­li en mourir. D’autres ont été très atteints ; d’autres sont devenus des fas­cistes. Morin, lui, a nié, l’ex­péri­ence, le passé. Je lui en ai voulu… Eux me don­nent envie de tuer. Com­ment sup­port­er, admet­tre ça. Vous savez ce qu’ils ont fait avec le foy­er des ouvri­ers maliens ? C’est un maire com­mu­niste qui a per­mis cette hor­reur.

J. A. : Vous n’avez pas envie de faire des arti­cles ?

M. D. : Il ne faut plus écrire là-dessus, plus écrire sur le P.C. Du tout, du tout. Ce n’est plus la peine. Il faut les laiss­er mourir, sans un mot. Comme ce renou­veau de fas­cisme qu’il y a à pro­pos du mar­tyr des juifs, le mas­sacre des 7 mil­lions, main­tenant il y a des gens qui font car­rière en dis­ant qu’il ne s’est rien passé, que l’his­toire est fausse. Si per­son­ne ne reprend ces absur­dités, elles tombent. C’est la où le jour­nal­isme est crim­inel : ce n’est pas de dénon­cer, c’est de repren­dre. Il y a la déon­tolo­gie du silence. C’est le seul remède. Que faire con­tre ça ? Ne pas le relever. En faire une parole pour rien. On se sert des nazis avec des fou­ets dans les films pornos. Per­son­ne ne les dénonce. ll faut faire pareil. Pas de cri­tique. J’ai eu honte pour elle, pour une femme, pour Cavani, quand j’ai vu Porti­er de nuit.

J. A. : Quelles sont vos actions face à tout cela, à part le silence ?

M. D. : J’aide les objecteurs de con­science. J’ai prêté mon apparte­ment pour des con­férences de presse. Je signe tout. J’ai une appar­te­nance qui est mon iden­tité véri­ta­ble, à Amnesty. Ils se ser­vent de mon nom. Je leur ai don­né. Je leur fais con­fi­ance. Pour défendre des syn­di­cal­istes soma­liens ou des savants sovié­tiques. C’est mon iden­tité. La seule. Mon sen­ti­ment du mal va de pair avec celui d’une absur­dité irrémé­di­a­ble, liée à l’acte de nais­sance. Je suis arrivée à peu près à une qua­si indif­férence quant à ma mort. L’idée de ma mort est liée à la totale inanité de l’ef­fort, pour essay­er de redress­er le mal don­né du monde. il y a une mal­donne essen­tielle qui n’est pas loin d’une idée de Dieu. La vie est un acci­dent math­é­ma­tique, comme il y a la bac­térie de la grippe il y a le virus de la vie. Ce n’est pas un dés­espoir. Le dés­espoir c’est quand j’e­spérais. Je suis comme cela depuis très longtemps ; très tôt. J’ai fail­li mourir quand j’avais 33 ans. Une fausse couche. J’é­tais vidée de mon sang. On a dû faire deux trans­fu­sions. On ne par­ve­nait plus à me rat­trap­er. J’é­tais com­plète­ment tran­quille. Je riais. Je dis­ais que je ne sen­tais plus rien. J’en­tendais mon mari hurler, san­glot­er. C’é­tait doux, agréable, il y avait comme un con­sen­te­ment. Ce n’est pas une ques­tion d’âge, d’ex­péri­ence… Le seul avan­tage d’être sor­tie de moi-même, d’être allée dehors, « out­side », comme je l’ai fait pen­dant 10 ans de mil­i­tante, c’est que les raisons que j’au­rai eues de mourir étaient extérieures à moi. Comme le sort fait au juif, la douleur de voir les gens tor­turés, l’in­jus­tice faite aux arabes pen­dant la guerre d’Al­gérie, la nuit des Rosen­berg où j’ai été arrêtée, ce sont des raisons extérieures à ma vie : une leçon poli­tique à tir­er de l’erreur poli­tique car c’est une erreur poli­tique de militer dix ans mais que je ne regret­terai jamais. C’est ça, cette vie qui s’é­tend à l’ex­térieur, qui devient ten­tac­u­laire : on n’est plus seule­ment por­teur de sa vie mais por­teur d’autre chose, de plus grand que vous, que j’ap­pelle l’altérité peut-être. Les jeunes qui n’ont pas l’ex­péri­ence poli­tique subis­sent un appau­vrisse­ment très grave.

Photo Jean-Paul Dupuis
Pho­to Jean-Paul Dupuis
Entretien
Margerite Duras
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