Le gai désespoir

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Le gai désespoir

Le 31 Mai 1983
Photo Jean-Paul Dupuis
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Article publié pour le numéro
Marguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives ThéâtralesMarguerite Duras-Couverture du Numéro 14 d'Alternatives Théâtrales
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On ne pour­ra jamais faire voir à quelqu’un ce qu’il n’a pas vu lui-même, décou­vrir ce qu’il n’a pas décou­vert lui seul. Jamais sans détru­ire sa vue, quel qu’en soit l’usage qu’il en fait, sa vue.
Ce spec­ta­teur, je crois qu’il faut l’a­ban­don­ner à lui-même, s’il doit chang­er, il chang­era, comme tout le monde, d’un coup ou lente­ment, à par­tir d’une phrase enten­due dans la rue, d’un amour, d’une lec­ture, d’une ren­con­tre, mais seul.D’un affron­te­ment soli­taire avec le change­ment. (Mar­guerite Duras, Les yeux verts, Cahiers du ciné­ma, juin 1980)
L’o­rig­i­nal­ité et la rad­i­cal­ité de l’œu­vre de Mar­guerite Duras écla­tent.
Pour Jacque­line Aube­nas, elle séduit d’abord par son intel­li­gence : elle pose la ques­tion là où on ne l’at­tend pas. Fémin­iste ? Peut-être. Por­teuse
d’un lan­gage femme ? Cer­taine­ment. Même si ce lan­gage révèle une cer­taine ambiguïté. A par­tir de stéréo­types du romanesque ne pro­duit-elle pas du génie à par­tir de la mise en parole de l’imag­i­naire le plus con­venu ?
Repous­sant les formes anci­ennes de la représen­ta­tion en lit­téra­ture à par­tir de Mod­er­a­to Cantabile, au théâtre depuis L’a­mante anglaise et au ciné­ma dès La femme du Gange et lndia song, Mar­guerite Duras se meut avec une aisance sur­prenante dans ces trois gen­res qu’elle traite avec une grande économie de moyens.
Ces films ne coû­tent pas cher, et c’est un choix con­scient ; les pièces de théâtre n’u­tilisent que deux ou trois acteurs et ban­nis­sent objets,décors et acces­soires ; les livres enfin sont des réc­its de plus en plus courts où la qual­ité de l’écri­t­ure sur­git de sa force con­crète. Sans doute l’écri­t­ure est-elle tou­jours pre­mière : c’est une voix, la voix qui nour­rit la total­ité de son univers artis­tique.
Claude Régy, con­fron­té à la mise au théâtre de cette voix, a donc dû se débarass­er des per­son­nages. Il en a retiré le sen­ti­ment que l’ap­par­ent éloigne­ment de Mar­guerite Duras pour ses « créa­tures » les rend plus proches, en tous cas, plus intérieures. Pour Régy
le chem­ine­ment du refus de la représen­ta­tion qui aboutit à l’écran noir de L’homme atlan­tique ne débouche pas sur rien mais con­duit au con­traire à cette« obscu­rité intérieure » d’où peut naître tout l’imag­i­naire du monde.
Ce tra­vail sur les lim­ites de la représen­ta­tion place-t-il les acteurs­dans une sit­u­a­tion incon­fort­able ? A lire ce qu’en dis­ent Del­phine Seyrig et Michael Lons­dale, il sem­ble que les rap­ports entremet­teur en scène (auteur) et acteurs for­cent ces derniers à inve­stir inten­sé­ment leur pro­pre imag­i­naire. Comme si Mar­guerite Duras leur demandait sans cesse d’aller au plus pro­fond d’eux-mêmes,voire au-delà d’eux-mêmes. On sent aus­si, à les écouter, à quel point Mar­guerite Duras con­t­a­mine ; elle table sur la capac­ité de ses « inter­prètes » à aller de l’a­vant, avec une grande exi­gence.
L’u­til­i­sa­tion de la voix off qui est sans doute l’élé­ment le plus frap­pant et finale­ment le plus pro­duc­tif de l’œu­vre ciné­matographique de Mar­guerite Duras est analysée sys­té­ma­tique­ment par René Micha dans les neuf films réal­isés par l’au­teur de 1975 à 1981. Ici encore on retrou­ve « le rôle pre­mier du texte, qui se veut plus ouvert, plus troué que­les images qu’il tra­verse ». Cette voix off qui con­fère à l’im­age et aux acteurs une indépen­dance entière, crée surtout un spec­ta­teur nouveau,libéré des con­traintes ten­tac­u­laires de la nar­ra­tion, disponible, act­if.
Mar­guerite Duras s’est expliquée longue­ment sur le spec­ta­teur qui fait le ciné­ma ancien, celui de la dis­trac­tion, de la répéti­tion quo­ti­di­enne, ce spec­ta­teur séparé d’elle à jamais. Qu’on ne croie pas trop vite que la cause en est une écri­t­ure dif­fi­cile, éli­taire. Eliane Bouc­quey dans l’ex­péri­ence qu’elle relate de sa présen­ta­tion de l’œu­vre de Duras à des jeunes gens (surtout des jeunes filles) qui suiv­ent l’é­cole pro­fes­sion­nelle témoigne du boule­verse­ment que peut opér­er la ren­con­tre avec son écri­t­ure, son univers, le désir de par­tir « ailleurs ».

La pas­sion infinie Le texte de Françoise Collin dévoile avec une grande justesse la démarche esthé­tique et éthique de Mar­guerite Duras. Pour elle la voix extérieure (off) n’ex­erce pas seule­ment un con­stat, elle fait sur­gir : le regard est pris dans ce qu’il rap­porte. Cette voix extérieure prend forme de dédou­ble­ment : entre le passé et le présent, entre le réel et la fic­tion (le fan­tasme), à par­tir d’une nom­i­na­tion qui n’est liée ni à un lieu, ni à une époque mais à une réso­nance. Cette voix par­le à par­tir d’un événe­ment orig­i­naire, vio­lent qui ne peut être que démesuré : crime, guerre, rup­ture, pas­sion.
« C’est la pas­sion qui définit non seule­ment le thème dom­i­nant de l’œu­vre mais aus­si son ton…Conjurer l’imag­i­naire, le soutenir par une immense dépense d’én­ergie qui se con­fond ici avec l’én­ergie de l’écri­t­ure, c’est ce qui fait l’œu­vre de Mar­guerite Duras. »
C’est sans doute ce qui nous rend cette œuvre si attachante : cette sorte de « gai dés­espoir », cette recherche inces­sante de l’ar­rache­ment au quo­ti­di­en, ce sen­ti­ment d’il­lim­i­ta­tion.


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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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