Des micro-îles de (dés)ordre dans l’urbe néolibérale

Art de rue
Performance
Parole d’artiste

Des micro-îles de (dés)ordre dans l’urbe néolibérale

Le 2 Sep 2021
Falos & Stercus, Ilha dos Amores. Photo : Falos & Stercus.
Falos & Stercus, Ilha dos Amores. Photo : Falos & Stercus.
Falos & Stercus, Ilha dos Amores. Photo : Falos & Stercus.
Falos & Stercus, Ilha dos Amores. Photo : Falos & Stercus.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 143 - Scènes du Brésil
143

Peu de travaux exis­tent vrai­ment sur les formes scéniques qui pren­nent place dans la rue, sauf à pren­dre en compte ceux qui décrivent des proces­sus artis­tiques en les éval­u­ant au regard des critères des études théâ­trales qui con­cer­nent majori­taire­ment le « théâtre en salle ». Or, selon nous, cer­taines pra­tiques brésili­ennes de rue de la dernière décen­nie1 peu­vent nous con­duire à ques­tion­ner autrement notre rap­port au théâtre, et peut-être à con­sid­ér­er les expéri­ences en milieu urbain comme une pra­tique sous le principe du (dés)ordre créa­teur. C’est-à-dire, et ce sera l’objet de cet arti­cle, la mise en place d’un ensem­ble de con­di­tions pour un usage spa­tial dif­férent de la ville, peut-être plus sauvage, plus nomade, plus ouvert à l’inattendu.

Un enjeu d’abord spa­tial.

L’espace urbain con­tem­po­rain est l’endroit de ren­con­tre de plusieurs références : du passé, de la mémoire, du présent, du mou­ve­ment, du devenir et de l’avenir. C’est-à-dire que l’espace urbain con­tient un ensem­ble des tem­po­ral­ités recen­sées2. Ces signes par­lent de la vie pra­tique et du quo­ti­di­en (affich­es, jour­naux, pan­neaux pub­lic­i­taires, sys­tème sig­nalé­tique qui sig­nale un musée, un théâtre, etc.). Et au cœur de cette ville, il y a le pas­sant, incer­tain, être en mou­ve­ment, être en déplace­ment. D’après la pen­sée de G. Deleuze et F. Guat­tari3, la rue est un lieu soumis à des glisse­ments, des ren­verse­ments ou, pour le dire de manière moins métaphorique, soumis à un jeu dialec­tique entre vir­tu­al­i­sa­tion et con­créti­sa­tion, entre ouver­ture vers un champ de pos­si­bil­ités et clô­ture, arraison­nement, fer­me­ture, inter­dits. De notre point de vue, il est clair que l’espace urbain est virtuelle­ment un espace sus­cep­ti­ble d’être trans­for­mé, voire d’être un espace qui appelle la trans­gres­sion et l’instabilité. Cer­taines pra­tiques artis­tiques brésili­ennes de rue sem­blent ain­si user de cette con­fig­u­ra­tion.

Les exem­ples : Falos & Ster­cus et Ói Nóis Aqui Traveiz.

Le Falos4 a été fondé en 1991 à Por­to Ale­gre, grande ville située à l’extrême sud du pays. Lors du 22ème anniver­saire du col­lec­tif, il a créé la propo­si­tion Ilha dos Amores — Um diál­o­go sen­su­al com a cidade (Île des Amours — Un dia­logue sen­suel avec la ville)5 en sep­tem­bre 2013. Le thème ain­si que le titre Île des Amours se réfèrent à un pas­sage de l’œuvre Os Lusíadas (Les Lusi­ades)du poète por­tu­gais Luís Vaz de Camões, notam­ment les chants IX et X6 où les nav­i­ga­teurs revi­en­nent dans leur patrie. « L’île » mise en place par le Falos cor­re­spond alors à une rési­dence artis­tique ouverte à d’autres artistes de la scène. 25 par­tic­i­pants, dans des séquences de 50 min­utes, inter­vi­en­nent alors dans un proces­sus qui con­siste à mobilis­er les pas­sants et à per­turber le traf­ic auto­mo­bile de Por­to Ale­gre autour du canal pol­lué Arroio Dilu­vio, près du cen­tre-ville. Le point de départ pour les artistes était de quit­ter tous ensem­ble le « camp de base » avant d’entreprendre, cha­cun à leur manière, l’assaut de la ville. Ils arrivaient alors simul­tané­ment de tous côtés et leurs présences soudaines pro­dui­saient une mul­ti­plic­ité de sit­u­a­tions, d’images, de par­ti­tions choré­graphiques et d’espaces inat­ten­dus.

Falos & Stercus, Ilha dos Amores. Photo : Roberta Perin.
Falos & Ster­cus, Ilha dos Amores. Pho­to : Rober­ta Perin.

Le groupe (auto-nom­mé tribu) Ói Nóis Aqui Traveiz a été créé le 31 mars 19787 à Por­to Ale­gre lorsque le pays se trou­vait encore sous le régime de la dic­tature mil­i­taire. Dans une organ­i­sa­tion qu’ils revendiquent col­lec­tive, ilest un des plus impor­tants col­lec­tifs scéniques d’Amérique latine.

La propo­si­tion Onde ? Ação nº 2 (Où ? Action n° 2)  est issue d’une mise en scène réal­isée antérieure­ment par le groupe qui s’appelait Viú­vas – Per­for­mance sobre a Ausên­cia (Des Veuves – Per­for­mance sur l’Absence)en 2011. Celle-ci a été jouée dans une île au large du lac Guaí­ba, dans la ban­lieue de Por­to Ale­gre, pop­u­laire­ment con­nue sous le nom de « île de la prison ». Exposé en tant que pra­tique urbaine8, Onde ?… est présen­té depuis 2011 dans un for­mat court (env­i­ron 40 min­utes) autour du sujet proche de Viú­vas. Ce motif est con­nu au Brésil puisqu’il s’agit des veuves des dis­parus poli­tiques, des femmes anonymes qui lut­tent pour avoir des pré­ci­sions sur ce qui s’est réelle­ment passé avec les corps de leurs maris, leurs enfants, leurs petits-fils, leurs frères, leurs amis. Ain­si voit-on défil­er une sorte de cortège de veuves dans les rues du cen­tre-ville de Por­to Ale­gre, par­fois en silence, par­fois en cri­ant les noms de quelques dis­parus poli­tiques. 

Le principe du (dés)ordre créa­teur.

Dès lors, et songeant aux deux exem­ples qui sou­ti­en­nent cette analyse qui tend à inter­roger le geste artis­tique au sein du quo­ti­di­en et de la rue, il nous sem­ble évi­dent que ce principe du con­tact entre geste esthé­tique et vie quo­ti­di­enne est le creuset de l’expérience trans­gres­sive. C’est pour cela qu’on évoque le (dés)ordre créa­teur9. Et si nous met­tons une par­en­thèse au pré­fixe « des », c’est parce que, comme le rap­pelle G. Balandi­er, « ordre et désor­dre ne se sépar­ent pas »10. Ils ne désig­nent pas seule­ment un « état », mais for­ment un proces­sus com­plé­men­taire. Parce que « l’ordre » ne peut être com­pris sans faire référence au « désor­dre », et qu’il s’agit d’un proces­sus indis­so­cia­ble et simul­tané. Or, comme le rap­pelle le soci­o­logue, la nature n’est pas si ordon­née ; elle n’est pas une entité linéaire, mais tout au con­traire n’obéit qu’à la règle de l’aléatoire. En cela, ce qui car­ac­térise le monde, c’est un proces­sus chao­tique ; et c’est la rai­son pour laque­lle G. Balandi­er envis­age le mécan­isme du désor­dre et du chaos comme un principe créa­teur, fécond. En défini­tive, à tra­vers ce cou­ple indis­so­cia­ble « ordre/désordre », tou­jours présent dans la société, il nous sem­ble que nous retrou­vons le rap­port dialec­tique que G. Deleuze et F. Guat­tari ques­tion­nent à tra­vers le rap­port actu­al­i­sa­tion-con­créti­sa­tion. Et pour clore sur notre ajout de la par­en­thèse « (des) » à « ordre », dis­ons que nous voulons soulign­er ici qu’il y a un amal­game soudé, quelque chose de l’ordre de la fusion qui n’est pas sépara­ble.

Aus­si, quand les artistes du Falos blo­quent la cir­cu­la­tion des voitures, marchent à con­tre-sens du flux des auto­mo­biles, escaladent les équipements urbains ; quand la tribu Ói Nóis per­turbe le traf­ic du métro, après avoir per­tur­bé la rue en par­lant aux pas­sants des dis­parus poli­tiques, en rap­pelant les noms des dis­parus à l’oreille de ces derniers qui brouil­lent la fron­tière entre jeu et actu­al­ité ; quand tous les deux groupes n’induisent pas de gigan­tesques struc­tures de décor, à l’exception de quelques acces­soires et objets déplaçables ; quand, grâce au car­ac­tère nomade du déplace­ment dans l’espace, ils peu­vent impro­vis­er plus libre­ment face aux sit­u­a­tions inat­ten­dues, ils s’infiltrent dans la ville, ils ne font pas que déclencher un désor­dre. En fait, selon nous, ils vien­nent con­trari­er l’organisation de la ville urbaine. Ils vien­nent per­cuter cette ville en intro­duisant du « dés-ordre » ou en met­tant en place une dynamique à même de con­stru­ire un autre ordre. Et s’il est bien ques­tion à tra­vers ces pra­tiques d’un enjeu esthé­tique, alors celui-ci passe par une poé­tique du con­tact qui ne peut pren­dre place que dans le milieu urbain. Parce que l’enjeu du « (dés)ordre » ne peut s’accomplir qu’à l’endroit de la fig­ure cen­trale qu’est le pas­sant : ce cœur de la ville. « Dans chaque utopie, il n’y a pas que des songes : il y a aus­si une protes­ta­tion. »11

  1. On par­le de pra­tiques scéniques de la dernière décen­nie, surtout jusqu’à 2016 (année de la des­ti­tu­tion de la prési­dente Dil­ma Rouss­eff). Depuis 2016, le pays con­naît une insta­bil­ité poli­tique et économique majeure, ce qui met encore plus en péril le tra­vail des groupes et com­pag­nies des arts vivants. ↩︎
  2. Mil­ton San­tos, La Nature de l’Espace. Tech­nique et Temps. Rai­son et Émo­tion, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 44, trad. du por­tu­gais par Tiercelin M.-H. ↩︎
  3. Gilles Deleuze et Félix Guat­tari, Mille plateaux : Cap­i­tal­isme et schiz­o­phrénie 2, Paris, Minu­it, 1980. ↩︎
  4. Voir Falos & Ster­cus (org.), Falos & Ster­cus, Ação et obra – Tra­jétória mar­ca­da por incon­formis­mo e praz­er, Por­to Ale­gre, Bestiário, 2009. La recherche artis­tique du groupe repose sur trois axes prin­ci­paux : l’hybridation de références esthé­tiques ; la mise en place d’une ambiance sou­vent éro­tique, avec l’emploi de la nudité totale ou semi-totale des comé­di­ens ; la recherche d’espaces alter­nat­ifs pour les créa­tions, y com­pris les façades et murs des bâti­ments, les rues et les parcs. ↩︎
  5. La cap­ta­tion vidéo de cette propo­si­tion artis­tique est disponible in www.youtube.com/watch?v=FAqCXNXG-JM, lien con­sulté le 25 avril 2018. Sa présen­ta­tion a eu lieu le 13 sep­tem­bre 2013 à Por­to Ale­gre. ↩︎
  6. Pas­sages qui met­tent l’accent sur les « com­pen­sa­tions » qu’ont les héros récom­pen­sés de leur effort et de leur courage en partageant les plaisirs divins. Vénus entre­prend donc de les con­duire vers une île par­a­disi­aque, généreuse en toute chose (arbres, fruits, musique, vin, nymphes…) afin d’aiguiser et de provo­quer leurs cinq sens. ↩︎
  7. Voir San­dra Alen­car, Atu­adores da Paixão, Por­to Ale­gre, Sec­re­taria Munic­i­pal de Cultura/ Fumproarte, 1997. La recherche artis­tique du groupe, à la fois poé­tique et poli­tique, repose sur un principe essen­tiel : celui de met­tre en dia­logue les idées d’Artaud (pour son rap­port au car­ac­tère rit­uel) avec celles de Brecht (pour son rap­port à la dialec­tique). ↩︎
  8. Sa cap­ta­tion est disponible in www.youtube.com/watch?v=4bSTdZPrrYY, lien con­sulté le 25 avril 2018. La pre­mière a eu lieu le 31 mars 2011. ↩︎
  9. Georges Balandi­er, Le Désor­dre, éloge du mou­ve­ment, Paris, Fayard, 1988. ↩︎
  10. Ibid., p. 12. ↩︎
  11. Oswald de Andrade, Do Pau-Brasil à Antropofa­gia e às Utopias : Obras Com­ple­tas, v. 6, Rio de Janeiro, Civ­i­liza­ção Brasileira, 1978, p. 194. C’est nous qui traduisons. ↩︎
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Evelise Mendes
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Écrit par Evelise Mendes
Evelise Mendes est met­teure en scène et comé­di­enne, doc­teure en Arts de la scène/Arts du spec­ta­cle à Aix-Mar­seille...Plus d'info
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