Portrait de l’artiste en Prospero

Portrait de l’artiste en Prospero

Patrice Chéreau à Nanterre

Le 23 Mai 1991

A

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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Pros­pero :

« J’ai obscur­ci le soleil de midi, con­vo­qué les vents rebelles et déchaîné la guerre hurlante entre l’océan glauque et la voûte azurée ; j’ai don­né feu au ter­ri­ble ton­nerre reten­tis­sant et, de la foudre même de Jupiter, fendu le chêne robuste de ce dieu ; j’ai fait trem­bler le promon­toire sur ses fortes assis­es et arraché par leurs racines le pin et le cèdre ; les tombes ont à mon ordre éveil­lé leurs dormeurs et, sous l’effet de mon art tout puis­sant, se sont ouvertes pour leur livr­er pas­sage. Mais j’abjure ici cette magie bru­tale ; quand j’aurai req­uis une céleste musique (…) je bris­erai ma baguette, je l’enfouirai à plusieurs brass­es dans la terre, et plus pro­fond que sonde atteignit jamais, je noierai mon livre ».

William Shake­speare, LA TEMPÊTE

C’EST donc sur l’ultime parole d’Hamlet — « le reste est silence » — et le dernier mot du Deal­er de Koltès — « Rien » — que s’achèvent les huit années de Patrice Chéreau à Nan­terre. Est-ce assez dire com­bi­en la sépa­ra­tion momen­tanée qu’il envis­age désor­mais avec le théâtre appa­raît sig­ni­fica­tive ? Qu’il y ait là avant tout un choix per­son­nel (il souhaite se con­sacr­er au ciné­ma) et con­jonc­turel (il aurait dû met­tre en scène Mozart à l’Opéra Bastille) n’y change rien. Si on ne peut s’empêcher d’entendre dans cet au revoir les réso­nances d’un adieu sym­bol­ique — un adieu tchékhovien, ambigu et fer­vent : « Adieu mai­son !Adieu la vieille vie, bon­jour la vie nou­velle !» —n’est-ce pas parce que toute l’œuvre accom­plie à Nan­terre nous a fait pressen­tir un pas­sage par le silence ?

Durant ces années, Chéreau a mis en scène, de plus en plus net­te­ment, la con­fronta­tion du théâtre à sa ces­sa­tion, c’est-à-dire de la parole à son annu­la­tion— impos­si­bil­ité ou inanité. C’est bien enten­du le pro­pos com­mun à HAMLET et à LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON. Mais n’est-ce pas déjà le sujet des PARAVENTS, (dans le spec­ta­cle de Chéreau seuls les morts avaient droit à la scène) et de QUARLETT où le désir, source de tout lan­gage, n’a d’autre objet que l’anéantissement (« Ah le néant en moi. Il croît et m’engloutit. Il lui faut sa vic­time quo­ti­di­enne » avoue Val­mont sous le masque de Mer­teuil) ? Et que dire de LUCIO SILLA, opéra dans lequel Chéreau se dit fasciné par le silence du per­son­nage cen­tral, « étrange et secret, qui ne chante pas, ou si peu » 1 — aphasie ver­tig­ineuse et trag­ique qui per­met au met­teur en scène d’en faire l’emblème même des hési­ta­tions, des con­tra­dic­tions et de la mort de l’opéra séria. Inquié­tude et pré­car­ité qu’épouse la mise en scène : « Notre plaisir était là aus­si : pou­voir faire une mise en scène qui ne don­nerait de leçon d’aucun type, et ne serait général­is­able à aucun moment, faire un tra­vail, c’est peut-être ce qui agace ou qui déroute, qui ne légifère sur rien (…) un tra­vail sans lende­main. » 2

Rien de plus étranger, donc, à l’idée d’une somme artis­tique que l’œuvre de Chéreau à Nan­terre. Ce qui la car­ac­térise, au con­traire, est ce geste tou­jours répété de dépos­ses­sion, de dénuda­tion : qu’on com­pare HAMLET à PEER GYNT, LA FAUSSE SUIVANTE à LA DISPUTE, LES PARAVENTS à LEAR, ou même au cours de son itinéraire nan­ter­rois LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, à COMBAT DE NÈGRE, LE RETOUR AU DÉSERT à QUAI OUEST : le spec­ta­cle se con­cen­tre dans Fac­teur, tan­dis que le plateau se dépouille et se vide — jusqu’au renon­ce­ment, dans HAMLET, à cette ver­ti­cal­ité si frap­pante dans les décors de Peduzzi et qui n’existe plus ici que sous forme de creux, trappe ou tombe.

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William Shakespeare
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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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