EN 2006, la première du spectacle de Luca Ronconi, LE SILENCE DES COMMUNISTES, avait quelque chose de kantorien… Au premier rang, l’un à côté de l’autre, se retrouvaient Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin, de vieux amis qui, surpris par la disparition des références au communisme dans le débat d’idées, avaient engagé un échange de longues lettres aussi bien pour se rappeler des combats anciens que pour avancer des réflexions sur le monde actuel. Et, en interrogeant le « silence » qui s’est instauré autour du « communisme », ils retracent ainsi les biographies des militants qu’ils ont été, observent la montée de « l’individualisme » dans les temps modernes, formulent des hypothèses… Ensemble, ils avaient écrit un roman épistolaire comme au XVIIIe siècle, animés non pas par des passions amoureuses mais d’autres, politiques, et Luca Ronconi eut l’intuition d’y déceler une source de théâtralité car convaincu, comme jadis Antoine Vitez, que « l’on peut faire théâtre de tout ».
Les comparses, aujourd’hui octogénaires, n’ont pas oublié leur jeunesse et ils la portent avec eux comme jadis, chez Kantor, les personnages de LA CLASSE MORTE évoluaient sur le plateau en compagnie de mannequins, doubles de l’enfance jamais évanouie. Mais le soir de la première du spectacle de Ronconi, c’est à travers les acteurs qui interprétaient leurs rôles que les trois militants réunis revivaient la jeunesse dont leurs lettres portent la trace indélébile. Ils ont appartenu au Parti communiste italien qui participa à la Résistance, s’engagea dans l’effort de reconstruction de l’Italie – comment oublier que c’est un député communiste et un autre, démocrate chrétien, qui ensemble ont signé l’acte de fondation du Piccolo teatro de Milan ? – subit le choc des révélations des crimes staliniens et osa s’affronter aux dogmes imposés par Moscou. Le Parti communiste italien occupe une place à part et bénéficie d’un capital de confiance unique pour le mouvement… C’est sur ce fond-là que nous entendons les lettres des trois camarades qui veulent rompre le « silence ». Ils rappellent aussi ces figures rares des premiers communistes fidèles qui ont participé à des combats liés à l’éducation et à l’amélioration de la vie des démunis, militants qui ont su assumer la fidélité à l’égard des idéaux qui furent les leurs tout en identifiant les erreurs de parcours. Ronconi donne à entendre ces voix qui, sur le seuil de la mort, posent des questions et témoignent du sentiment de responsabilité qui les habite encore. Non, ils ne sont ni assagis, ni convertis.
Ils n’ont pas trahi… Et moi, ayant quitté un pays où tant de communistes s’inventèrent un passé pour des raisons de carrière, j’écoute cette saga de l’histoire italienne sans réticence aucune : son pouvoir de conviction est intact. Et à côté de moi, jeunes et vieux font état d’un même respect. Aucune envie d’instruire un procès ou de corriger les faits… Ces aveux imposent « le silence ». Aveux des hommes de la foi.
Si les lettres parlent des idéaux communautaires, collectifs, le spectacle met en scène leur sens profond qui a à voir avec le désir de surmonter la solitude actuelle. Et chacun des auteurs dit sa lettre dans un espace quotidien, parmi des livres et des objets, chambre, laverie, mais les portes restent toujours ouvertes… Voilà le signe théâtral de l’adresse propre à toute lettre. Elle cherche un partenaire ; je me souviens d’Artaud qui s’excusait auprès de Jean Paulhan de lui envoyer son article sous la forme d’une lettre en raison, disait-il, du besoin d’avoir un interlocuteur. Ici aussi, on parle pour soi et en même temps en direction de l’autre, que l’on cherche au nom des solidarités d’antan. La lettre concerne le monde, l’Histoire, certes, mais aussi l’esseulement que chacun souhaite surmonter.
Tout érige le commerce des lettres du SILENCE DES COMMUNISTES en expérience personnelle nourrie des vieux projets et des questionnements actuels. Ronconi ne joue pas de la simultanéité des espaces mais, solution épique étonnante, de leur succession. Chaque espace occupe entièrement le plateau pour, ensuite, le quitter grâce à un mécanisme lourd qui le pousse sur les rails en coulisses. Il n’y a pas division ou coexistence des paroles, il n’y a que solitude et monologue… Grâce à cela, LE SILENCE DES COMMUNISTES relie, avec une émotion intense, les deux versants habituellement écartelés de l’intellectuel européen, utopie et mélancolie. Ils n’en font qu’un ici. L’utopie ne les a pas quittés, mais elle se colore du clair-obscur de la mélancolie. En regardant sur le plateau ces acteurs en pleine force de l’âge, nous pensons immanquablement aux trois vieillards assis au premier rang le soir de la première. Ronconi perturbe les âges, isole les personnages, ouvre les portes pour dire à quel point ces lettres de réflexions sur le Parti et le monde sont imprégnées d’expérience biographique, de nostalgie et de regrets. Ainsi pour Vittorio, Miriam et Alfredo, le nous de leur jeunesse éloignée se place sous le sceau d’un je qui ne recule ni ne capitule guère, au nom justement des idéaux responsables dont aucun d’eux n’entend se départir. L’utopie et la mélancolie se trouvent réunies ici.
LE SILENCE DES COMMUNISTES, dans la traduction de Jean-Pierre Vincent, est paru aux Éditions de l’Arche, avril 2007