Comme François Noudelmann l’a fort bien rappelé dans une émission de France Culture (Macadam philo, 13/07/2007) : « Les philosophes ont souvent tourné autour du théâtre. Comme spectateurs dépris de toute illusion, ils ont voulu donner la vérité de la tragédie, le genre le plus noble à leurs yeux clairvoyants. Comme auteurs, ils se sont parfois risqués au théâtre d’idées pour tenter d’y incarner leurs abstractions. Comme personnages, ils ont fourni à quelques dramaturges des bribes de légendes, sérieuses ou dérisoires. Mais la philosophie au théâtre n’a pas forcément besoin de philosophes. »
Ce numéro d’Alternatives théâtrales, baptisé Philoscène, La philosophie à l’épreuve du plateau, tente d’explorer les relations qu’entretiennent les philosophes et/ou la philosophie avec les arts de la scène aujourd’hui. Les textes introductifs de Denis Guénoun et d’Alain Badiou nous proposent une immersion immédiate dans les questionnements propres aux grands philosophes dramaturges. Pour Alain Badiou, « le théâtre a une fonction qui n’est pas de dire le vrai, mais une fonction d’éclaircissement sur l’arène où le vrai et le faux, le juste et l’injuste sont en conflit. Il jette sur cette arène un rayon de lumière spécifique, nouveau. Il s’agit moins d’instruire les spectateurs que de les avertir de ce qu’est le réel. […] Le théâtre et la philosophie sont complices. Platon lui-même parle de « rivalité » entre la poésie et la philosophie. Rivalité veut dire qu’il y a communauté de destin et de fonction. »
Pour Denis Guénoun, qui a entre autres adapté les textes de grands auteurs de la tradition (Platon, Augustin, Spinoza), le fait d’« inviter la philosophie sur scène signifie interroger plus profondément et plus radicalement l’acte théâtral pour lui-même, cela pour au moins deux raisons. La première, c’est que les très grands textes de théâtre sont tous de très grands textes de pensée, au sens où la manière dont l’énoncé théâtral est élaboré et introduit par ces auteurs est une chose extraordinairement dense en pensée. […] Mais il y a une seconde raison. La question philosophique essentielle pour moi est celle de l’extériorisation : celle de la phénoménalité, de l’expression, de la création au sens théologique. »
Composé en trois parties tout à fait perméables, ce numéro s’attelle d’abord à la question de l’adaptation d’œuvres philosophiques. Ici, le comédien Philippe Vincenot et les metteurs et metteuses en scène Michel Bernard, Bérangère Jannelle, Pauline D’Ollone, Nicolas Truong et Stefaan Van Brabandt, nous parlent du devenir scénique de textes qui illuminent les plateaux : avec Platon (souvent), mais aussi Althusser, Deleuze ou Arendt. Ils nous disent en substrat où se niche la théâtralité en dehors des traditionnelles formes dialoguées…
C’est la question de l’écriture qui retient notre attention dans la deuxième partie : existe-t-il une manière proprement philosophique d’écrire (pour) le théâtre, la danse, la scène ? Des artistes et/ou auteurs aussi variés que Patrick Bonté (créateur de spectacles aux frontières de la danse et du théâtre), Valérie Battaglia, Aurélien Bellanger, Nicolas Doutey, Camille Louis (philosophes et dramaturges), y réfléchissent en lien avec leur pratique scénique. Flore Garcin-Marrou et Hélène Beauchamp élargissent le champ de l’analyse aux scènes marionnettiques, Maud Hagelstein, à celui de la performance, et Gilles Collard aux scènes philosophiques qui flirtent avec des éléments de spiritualité (en s’appuyant sur des programmations qui s’articulent autour de la question du rite, des exercices magiques, voire chamaniques).
Dans le cahier critique qui clôt cette publication, Eliane Beaufils, Bernard Debroux, Isabelle Dumont et Alix de Morant nous livrent leurs sentiments sur des œuvres très différentes (sans ordre de préférence) : le travail de la performeuse berlinoise Antonia Baehr et du performeur suisse Massimo Furlan, Le Retour d’Ahmed écrit par Alain Badiou et interprété par Didier Galas, les formes scéniques originales de Dominique Roodthooft et d’Isabelle Dumont. La réflexion entamée dans ce numéro d’Alternatives théâtrales coédité avec le Théâtre de Liège est le fruit du travail passionné de huit membres de notre comité de rédaction belgo-français, et d’une quinzaine de spécialistes de la scène européenne. Le sujet étant loin d’être épuisé, nous continuons de l’explorer au Festival d’Avignon, dans le cadre des Ateliers de la pensée le 15 juillet 2018, avec Camille Louis et Alain Badiou (philosophes et dramaturges), Nathalie Garraud et Nicolas Truong (philosophes et metteur.euses en scène).
En vous souhaitant bonne lecture et beaux spectacles !