Au Seuil du mal

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Théâtre
Critique

Au Seuil du mal

Le 12 Déc 2016
Photo Luca del Pia
Photo Luca del Pia
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

Texte pub­lié dans The­ater der Zeit, sep­tem­bre 16

C’est une his­toire vraie, venue d’un petit vil­lage d’Emilie-Romagne dans l’Italie de la fin du XIXe siè­cle ; l’histoire de Bêl­da, une femme rejetée et moquée, que l’on prend pour une sor­cière.

La nuit, les vil­la­geois vont la trou­ver en secret, lui deman­der de l’aide et des remèdes con­tre les maux de ven­tre et les maux d’amour, les maux de têtes et la malar­ia, parce qu’elle con­nait les herbes et les malé­fices. C’est une guéris­seuse et elle sait soign­er « mieux que le phar­ma­cien » dis­ent les hommes, mais quand, de jour, ils croisent son chemin, ils crachent trois fois der­rière elle. Ce scé­nario se répète pen­dant de nom­breuses années : en rue, on la méprise, dans les maisons, on lui est recon­nais­sant, et per­son­ne ne trou­ve ce com­porte­ment étrange. Elle, oui, mais elle s’est comme résignée à son des­tin. Jusqu’à ce qu’un jour, il arrive une chose qui fait tout bas­culer.

Une rumeur se propage selon laque­lle la défunte mère de Bêl­da était pros­ti­tuée ; le prêtre exhume son cer­cueil du cimetière et l’enterre ailleurs. Bêl­da veut venger sa mère ; la haine et l’humiliation subies tout au long de sa vie se trans­for­ment en énergie meur­trière. Elle recourt à la magie noire qu’elle n’avait pas encore pra­tiquée et à une for­mule mag­ique qu’elle énonce dans un latin écorché. Pour cela, elle prélève les empreintes du prêtre dans le champ et en fait une boule qu’elle enveloppe dans des feuilles de vigne fixée par trois aigu­illes. Elle enfonce égale­ment trois aigu­illes dans un cra­paud et, tout en prononçant la for­mule, le place sous une pierre. Si le cra­paud meurt, le mau­dit homme mour­ra aus­si. (Le même rit­uel nous est d’ailleurs trans­mis aus­si d’Afrique de l’Ouest, à la dif­férence près que là-bas, les empreintes des pieds sont envelop­pées non pas dans des feuilles de vigne mais de palmi­er).

En 1995, l’écrivain Nevio Spadoni a relaté l’histoire de Bêl­da dans un poème en prose écrit en dialecte romag­nol. C’est sur celui-ci que s’appuie le con­cert-spec­ta­cle Lus [lumière] mis en scène par Mar­co Mar­tinel­li pour le Teatro delle Albe de Ravenne et pro­duit par l’Emilia Romagna Teatro Fon­dazione. J’ai vu le spec­ta­cle à Cese­na, le vil­lage natal de Romeo Castel­luc­ci, autre fig­ure de mys­tique mod­erne du théâtre ital­ien. (Petite par­en­thèse sur la célèbre thé­ma­tique du prophète en son pays : Castel­luc­ci est un met­teur en scène célèbre dans le monde entier, mais chez lui per­son­ne ne sem­ble le con­naître. La recherche de son lieu de tra­vail dans cette petite ville mérit­erait un arti­cle à elle seule, tant elle fut absurde. Même les étu­di­ants du Con­ser­va­toire attenant ne con­nais­saient pas son nom, sans par­ler des habi­tants de la rue di Ser­raglio où se trou­ve le siège de la Soci­etas Raf­fael­lo Sanzio – et le bâti­ment est même imposant !).

Photo Luca del Pia
Pho­to Luca del Pia

Sur le plateau du Teatro Bon­ci (qui n’est pas celui de Castel­luc­ci), trois per­son­nes : l’actrice Erman­na Mon­ta­nari, le con­tre­bassiste Daniele Roc­ca­to et le com­pos­i­teur Lui­gi Cec­ca­rel­li qui, à chaque représen­ta­tion, monte en direct le sound­scape élec­troa­cous­tique de voix et de sons. Le mélange est explosif – car ces trois-là sont com­plices, se stim­u­lent et s’épuisent à la fois l’un l’autre. Mais la soirée est évidem­ment celle de Mon­ta­nari, une des plus grandes actri­ces ital­i­ennes. Elle a elle-même gran­di dans un petit vil­lage Émi­lie-Romagne, et la façon dont elle lèche, malmène, étrille et élève ce dialecte com­plète­ment incom­préhen­si­ble des Ital­iens d’autres régions est à couper le souf­fle. Per­son­ne d’autre ne pos­sède une telle force et une telle folie pour accueil­lir dans son corps toute inspi­ra­tion et tout dan­ger et pour les trans­former en voix. Son com­plice, la con­tre­basse plain­tive, l’enveloppe dans une atmo­sphère de tor­peur et de super­sti­tions qui tout à la fois rebu­tent et fasci­nent les gens rationnels et éclairés que nous sommes.

Erman­na Mon­ta­nari se trou­ve au fond de la scène, les jambes bien plan­tées dans le sol, entourée de câbles élec­triques qui se ter­mi­nent en forme de faux. Elle la bran­dit fière­ment comme un bla­son tout en évolu­ant sur scène, incar­nant la Grande Faucheuse. Elle porte une robe imbibée de (vrai) sang, se déhanche et lève les bras au ciel, proférant ces mots incom­préhen­si­bles sem­blables à des cris de mou­ettes ou à d’archaïques clameurs de bataille. Puis elle se calme, déplore son sort, se moque du « prêtre sale » auprès duquel sa mère a tra­vail­lé comme domes­tique. Mon­ta­nari passe de l’innocence d’un enfant effrayé à la puis­sance de la cru­auté – on com­prend immé­di­ate­ment que la haine doit tuer et que l’amour est chose vaine en ce monde. Et l’on peut imag­in­er, bien que les sur­titres ital­iens ne le dis­ent pas, que Bêl­da puisse être la fille secrète du dig­ni­taire et a pour cette rai­son gran­di chez des proches loin de la civil­i­sa­tion.

Puis, l’inouï se pro­duit. L’actrice brave l’interdit, dépasse le seuil du mal. La réal­ité change, le théâtre cesse d’être théâtre. Une chose Absolue le rem­place, une chose qui ne se nomme pas mais qui, peut-être, est la force orig­inelle per­due du théâtre. La cathar­sis est née sans doute de ce que la pro­tag­o­niste et les six mille spec­ta­teurs tra­versent le Mal pour devenir purs.

Photo Luca del Pia
Pho­to Luca del Pia

La malé­dic­tion accom­plie, la femme ter­ri­ble rede­vient la créa­ture mal­traitée qui hurle, invoque la lumière pour pou­voir con­tin­uer à vivre – et à vivre mieux. L’enchantement est rompu, nous sommes de nou­veau dans le beau et vieux Théâtre Bon­ci con­stru­it quelques décen­nies avant la nais­sance de Bêl­da – mon­u­ment de fierté bour­geoise et d’optimisme.
À notre époque super­fi­cielle d’orgueil tech­nologique et de pes­simisme, la trans­gres­sion inex­plic­a­ble à laque­lle nous avons assisté est un grand choc, peut-être le choc ultime que la scène puisse encore don­ner. On se frotte les yeux et on se demande ce qu’on a vu. Du grand théâtre de toute façon, mais qu’était ce « altered state », cette grâce dia­bolique, si effrayante et auda­cieuse ? Il y a plusieurs années, j’ai vécu ce même phénomène : quand Thomas Thieme, incar­nant Richard III dans Schlacht­en [Batailles] de Luk Perce­val, atteignait un état qui n’était plus de ce monde. On préfère ne pas trop savoir ce qui sus­cite cet état et ce qu’il peut entraîn­er. Ce n’est prob­a­ble­ment pas un hasard si Erman­na Mon­ta­nari, après les pre­mières représen­ta­tions, a été vic­time d’un saigne­ment de nez inhab­ituelle­ment fort, presque impos­si­ble à arrêter, qui lui a fait per­dre trois litres de sang.

(traduit de l’alle­mand par Lau­rence Van Goethem avec l’aide d’Émilie Sys­sau)

Lus
Concert-spectacle d’Ermanna Montanari, Luigi Ceccarelli, Daniele Roccato
texte: Nevio Spadoni
musique: Luigi Ceccarelli, Daniele Roccato
voix: Ermanna Montanari. live electonics: Luigi Ceccarelli. Contrebasse: Daniele Roccato
mise en scène: Marco Martinelli
scénographie et costumes: Margherita Manzelli, Ermanna Montanari
conception et création du vêtement de Bêlda: Margherita Manzelli 
les animations projetées sont des œuvres originales de Margherita Manzelli, sous la direction de Margherita Manzelli, Alessandro et Francesco Tedde
régie son: Marco Olivieri
régie lumière: Francesco Catacchio
direction technique: Fagio
technique vidéo: Alessandro et Francesco Tedde – Antropotopia
production: Emilia Romagna Teatro Fondazione 
en collaboration avec le Teatro delle Albe / Ravenna Teatro
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Marco Martinelli
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